En l’espace uniquement de ces deux dernières semaines, six suicides connus ont été publiquement annoncés, dans une inquiétante indifférence. Certaines informations font même état de suicides non déclarés chez des jeunes de moins de vingt ans.
Ce sont des données atterrantes: on ne saurait rester sans réaction ou se montrer fataliste face à ces actes terribles. Il n’y a pas de fatalité: on peut pertinemment inférer que ces suicidés ont dû vivre mille morts avant de se la donner définitivement. Doit-on uniquement entrevoir ces suicides comme des actes privés aux mobiles psychologiques ou faut-il également en attribuer les raisons à la situation politico-socio-économique actuelle ainsi qu’à la criminelle conduite de ceux qui ont pris ce pays en otage?
Certes, ces actes, d’une part, ne peuvent être lus comme des chiffres statistiques qui neutralisent leur singularité et leur signification subjective, ni ne peuvent être compris sans la prise en compte de l’histoire consciente et inconsciente de chaque sujet. On sait pertinemment, d’autre part, qu’il n’y a pas une seule cause au suicide et qu’il est surdéterminé par un ensemble de facteurs. Enfin, bien qu’on doive également prendre en considération les interactions intra et interfamiliales à travers lesquelles se transmettent inconsciemment les dits et les non-dits individuels et collectifs ainsi que les passes et les impasses existentielles générationnelles, ces phénomènes ne peuvent être uniquement envisagés d’un point de vue individuel et clinique.
Dans cet article, nous allons mettre surtout l’accent sur les déterminants psychosociaux de l’acte suicidaire, et plus particulièrement sur la recherche des causes qui ont provoqué ce que le philosophe Maurice Halbwachs a appelé «une rupture de l’équilibre collectif», équilibre libanais en l’occurrence, fragile assurément, mais mortellement brisé par une organisation mafieuse insensible aux tourments d’un peuple. D’autant plus que de nombreuses études internationales ont trouvé une étroite corrélation entre le taux de suicide des adultes et les cycles socio-économiques.
Quel est l’objectif de la mise en place d’un fonctionnement sociétal sinon de favoriser les interactions entre les citoyens sur des bases engendrant des sentiments de relative satisfaction et de confiance, tout en leur accordant des moyens légaux pour interpeler les gouvernants sur leurs motifs d’insatisfaction ou de méfiance, en tout cas dans un environnement démocratique? Or, ce qui détermine l’élévation du niveau de souffrance et de désespoir d’une population, menant certains à la mort volontaire, «ce n’est pas la misère des ouvriers qui chôment, les banqueroutes et les faillites qui sont les causes immédiates, mais un sentiment obscur d’oppression qui pèse sur toutes les âmes parce qu’il y a moins d’activité générale, que les hommes participent moins à une vie économique qui les dépasse et que leur attention n’étant plus tournée vers le dehors se porte davantage non seulement sur leur détresse ou leur médiocrité matérielle, mais sur tous les motifs individuels qu’ils peuvent avoir de désirer la mort.» (M. Halbwachs)
Que voyons-nous au Liban? Une caste politique d’une arrogante duplicité, mettant minutieusement en œuvre un programme destiné à accabler une majorité de Libanais, un programme de harcèlement pernicieux menant au désespoir, à l’isolement et à la solitude, exerçant des contraintes en vue d’une désintégration individuelle aussi bien que familiale et socioculturelle, menant à la mise à mort d’une nation entière, avec un cynisme d’une rare barbarie. Le suicide d’un sujet que ce cruel acharnement engendre ne peut plus être uniquement perçu comme un acte individuel, il se transforme en symbole d’une douloureuse protestation sociale et politique.
Les suicides de ces Libanais doivent nous amener à interroger l’état sociétal actuel qui plonge nos concitoyens dans une vie de plus en plus ténébreuse. Ce sont ces mêmes ténèbres néanmoins qui nous fournissent un éclairage sur la déliquescence des liens interindividuels, familiaux et collectifs, signant l’échec d’un processus social qui aurait dû offrir à chaque citoyen des moyens de puiser dans ses pulsions vitales l’énergie indispensable pour affronter l’écrasante réalité quotidienne et pour maintenir son espoir dans un soutien environnemental étayant son désir de vivre.
Les observations psychosociales aussi bien que cliniques mettent en évidence le constat suivant: on n’est jamais seul lorsqu’on se suicide. C’est l’argument qu’Antonin Artaud déploie dans son essai intitulé Van Gogh, le suicidé de la société:
«On ne se suicide pas tout seul.
Nul n’a jamais été seul pour naître.
Nul non plus n’est seul pour mourir.
Mais, dans le cas du suicide, il faut une armée de mauvais êtres pour décider le corps au geste contre nature de se priver de sa propre vie».
C’est ce que constate également S. Freud lorsqu’il reprend à son compte l’affirmation suivante: «Nul ne se suicide s’il ne voulait tuer quelqu’un d’autre.» Il précise: «Le moi ne peut se tuer que lorsqu’il est à même de se traiter comme un objet, lorsqu’il lui est loisible de diriger contre lui-même l’hostilité qui vise un objet extérieur.»
Autrement dit, dans l’impuissance d’exprimer sa vindicte à l’égard de celui ou de ceux qu’il considère comme responsables de ses malheurs, un sujet retourne alors contre lui-même sa haine et se donne la mort.
Nous pouvons donc dire, avec Artaud comme avec Freud, que ces Libanais n’ont pas vraiment voulu se suicider, ils y ont été acculés.
Ils ont été suicidés!
Pour cette raison, il faut plutôt parler d’homicide volontaire perpétré par «cette armée de mauvais êtres», celle des fanatiques, des mafiosi et des psychopathes dont la conduite infâme a précipité ces personnes ainsi que le pays entier vers la mort.
Le désespoir de ceux que nous pouvons appeler maintenant des victimes trouve un écho dans la tête et le corps d’une majorité de Libanaises et de Libanais qui s’endorment avec le souhait de ne pas se réveiller, qui voient le lever du jour avec angoisse et appréhension, redoutant la répétition de leurs incertitudes de pouvoir continuer à assurer leurs besoins vitaux ainsi que ceux de leur famille et dont bon nombre d’entre eux se retiennent pour ne pas commettre un acte désespéré.
Les messages que certains laissent ne peuvent qu’interpeler tout Libanais qui n’a pas, pour se protéger, refoulé sa sensibilité. Ils nous disent leur inexorable épuisement moral, psychique et physique, ils crient leur désespoir: «Je n’en peux plus, je n’arrive plus à assurer les besoins essentiels de ma famille, je me sens inutile, impuissant…» Ils ont été poussés à se suicider afin de faire cesser les insomnies et les cauchemars qui hantent leurs nuits en dépit des doses de tranquillisants ou de somnifères qu’ils ingurgitent, pour mettre fin à leurs profondes souffrances devant leurs bourbiers existentiels, pour ne plus se sentir impuissants, inutiles, mis en échec. Ils veulent se débarrasser des sentiments de tristesse et de désespoir qui les oppressent, ils veulent stopper cette descente perpétuelle vers un abîme sans fond. Ils veulent échapper aux méga et minitraumas qui les matraquent régulièrement, les laissant pantois et haletants. Ils veulent fuir leur accablement de ne percevoir aucune lumière au bout de l’éternel tunnel qu’est devenu leur parcours journalier, ils ne veulent plus constater, ahuris, incrédules, hypnotisés, l’application d’un plan obscurantiste, inexorable, d’éradication de leurs repères culturels et sociaux.
Il n’existe pas de mort d’homme sans exécutants. Au Liban, ceux-ci sont bien connus. Dans un État de droit, ils sont dénoncés et déférés devant un tribunal, accusés des crimes d’homicide volontaire et de non-assistance à des personnes en danger de mort.
Chez nous, ce sont les criminels qui imposent impunément leur loi à tout un peuple.
Ce sont des données atterrantes: on ne saurait rester sans réaction ou se montrer fataliste face à ces actes terribles. Il n’y a pas de fatalité: on peut pertinemment inférer que ces suicidés ont dû vivre mille morts avant de se la donner définitivement. Doit-on uniquement entrevoir ces suicides comme des actes privés aux mobiles psychologiques ou faut-il également en attribuer les raisons à la situation politico-socio-économique actuelle ainsi qu’à la criminelle conduite de ceux qui ont pris ce pays en otage?
Certes, ces actes, d’une part, ne peuvent être lus comme des chiffres statistiques qui neutralisent leur singularité et leur signification subjective, ni ne peuvent être compris sans la prise en compte de l’histoire consciente et inconsciente de chaque sujet. On sait pertinemment, d’autre part, qu’il n’y a pas une seule cause au suicide et qu’il est surdéterminé par un ensemble de facteurs. Enfin, bien qu’on doive également prendre en considération les interactions intra et interfamiliales à travers lesquelles se transmettent inconsciemment les dits et les non-dits individuels et collectifs ainsi que les passes et les impasses existentielles générationnelles, ces phénomènes ne peuvent être uniquement envisagés d’un point de vue individuel et clinique.
Dans cet article, nous allons mettre surtout l’accent sur les déterminants psychosociaux de l’acte suicidaire, et plus particulièrement sur la recherche des causes qui ont provoqué ce que le philosophe Maurice Halbwachs a appelé «une rupture de l’équilibre collectif», équilibre libanais en l’occurrence, fragile assurément, mais mortellement brisé par une organisation mafieuse insensible aux tourments d’un peuple. D’autant plus que de nombreuses études internationales ont trouvé une étroite corrélation entre le taux de suicide des adultes et les cycles socio-économiques.
Quel est l’objectif de la mise en place d’un fonctionnement sociétal sinon de favoriser les interactions entre les citoyens sur des bases engendrant des sentiments de relative satisfaction et de confiance, tout en leur accordant des moyens légaux pour interpeler les gouvernants sur leurs motifs d’insatisfaction ou de méfiance, en tout cas dans un environnement démocratique? Or, ce qui détermine l’élévation du niveau de souffrance et de désespoir d’une population, menant certains à la mort volontaire, «ce n’est pas la misère des ouvriers qui chôment, les banqueroutes et les faillites qui sont les causes immédiates, mais un sentiment obscur d’oppression qui pèse sur toutes les âmes parce qu’il y a moins d’activité générale, que les hommes participent moins à une vie économique qui les dépasse et que leur attention n’étant plus tournée vers le dehors se porte davantage non seulement sur leur détresse ou leur médiocrité matérielle, mais sur tous les motifs individuels qu’ils peuvent avoir de désirer la mort.» (M. Halbwachs)
Que voyons-nous au Liban? Une caste politique d’une arrogante duplicité, mettant minutieusement en œuvre un programme destiné à accabler une majorité de Libanais, un programme de harcèlement pernicieux menant au désespoir, à l’isolement et à la solitude, exerçant des contraintes en vue d’une désintégration individuelle aussi bien que familiale et socioculturelle, menant à la mise à mort d’une nation entière, avec un cynisme d’une rare barbarie. Le suicide d’un sujet que ce cruel acharnement engendre ne peut plus être uniquement perçu comme un acte individuel, il se transforme en symbole d’une douloureuse protestation sociale et politique.
Les suicides de ces Libanais doivent nous amener à interroger l’état sociétal actuel qui plonge nos concitoyens dans une vie de plus en plus ténébreuse. Ce sont ces mêmes ténèbres néanmoins qui nous fournissent un éclairage sur la déliquescence des liens interindividuels, familiaux et collectifs, signant l’échec d’un processus social qui aurait dû offrir à chaque citoyen des moyens de puiser dans ses pulsions vitales l’énergie indispensable pour affronter l’écrasante réalité quotidienne et pour maintenir son espoir dans un soutien environnemental étayant son désir de vivre.
Les observations psychosociales aussi bien que cliniques mettent en évidence le constat suivant: on n’est jamais seul lorsqu’on se suicide. C’est l’argument qu’Antonin Artaud déploie dans son essai intitulé Van Gogh, le suicidé de la société:
«On ne se suicide pas tout seul.
Nul n’a jamais été seul pour naître.
Nul non plus n’est seul pour mourir.
Mais, dans le cas du suicide, il faut une armée de mauvais êtres pour décider le corps au geste contre nature de se priver de sa propre vie».
C’est ce que constate également S. Freud lorsqu’il reprend à son compte l’affirmation suivante: «Nul ne se suicide s’il ne voulait tuer quelqu’un d’autre.» Il précise: «Le moi ne peut se tuer que lorsqu’il est à même de se traiter comme un objet, lorsqu’il lui est loisible de diriger contre lui-même l’hostilité qui vise un objet extérieur.»
Autrement dit, dans l’impuissance d’exprimer sa vindicte à l’égard de celui ou de ceux qu’il considère comme responsables de ses malheurs, un sujet retourne alors contre lui-même sa haine et se donne la mort.
Nous pouvons donc dire, avec Artaud comme avec Freud, que ces Libanais n’ont pas vraiment voulu se suicider, ils y ont été acculés.
Ils ont été suicidés!
Pour cette raison, il faut plutôt parler d’homicide volontaire perpétré par «cette armée de mauvais êtres», celle des fanatiques, des mafiosi et des psychopathes dont la conduite infâme a précipité ces personnes ainsi que le pays entier vers la mort.
Le désespoir de ceux que nous pouvons appeler maintenant des victimes trouve un écho dans la tête et le corps d’une majorité de Libanaises et de Libanais qui s’endorment avec le souhait de ne pas se réveiller, qui voient le lever du jour avec angoisse et appréhension, redoutant la répétition de leurs incertitudes de pouvoir continuer à assurer leurs besoins vitaux ainsi que ceux de leur famille et dont bon nombre d’entre eux se retiennent pour ne pas commettre un acte désespéré.
Les messages que certains laissent ne peuvent qu’interpeler tout Libanais qui n’a pas, pour se protéger, refoulé sa sensibilité. Ils nous disent leur inexorable épuisement moral, psychique et physique, ils crient leur désespoir: «Je n’en peux plus, je n’arrive plus à assurer les besoins essentiels de ma famille, je me sens inutile, impuissant…» Ils ont été poussés à se suicider afin de faire cesser les insomnies et les cauchemars qui hantent leurs nuits en dépit des doses de tranquillisants ou de somnifères qu’ils ingurgitent, pour mettre fin à leurs profondes souffrances devant leurs bourbiers existentiels, pour ne plus se sentir impuissants, inutiles, mis en échec. Ils veulent se débarrasser des sentiments de tristesse et de désespoir qui les oppressent, ils veulent stopper cette descente perpétuelle vers un abîme sans fond. Ils veulent échapper aux méga et minitraumas qui les matraquent régulièrement, les laissant pantois et haletants. Ils veulent fuir leur accablement de ne percevoir aucune lumière au bout de l’éternel tunnel qu’est devenu leur parcours journalier, ils ne veulent plus constater, ahuris, incrédules, hypnotisés, l’application d’un plan obscurantiste, inexorable, d’éradication de leurs repères culturels et sociaux.
Il n’existe pas de mort d’homme sans exécutants. Au Liban, ceux-ci sont bien connus. Dans un État de droit, ils sont dénoncés et déférés devant un tribunal, accusés des crimes d’homicide volontaire et de non-assistance à des personnes en danger de mort.
Chez nous, ce sont les criminels qui imposent impunément leur loi à tout un peuple.
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