Générations collapsonautes: naviguer par temps d’effondrements, dernier opus du philosophe et théoricien de la littérature Yves Citton, écrit en duo avec Jacopo Rasmi et publié aux éditions du Seuil en 2020, est ce qu’on pourrait appeler une œuvre qui parle de son temps: «Nous voyons les banquises fondre, les espèces disparaître, les inégalités s’exacerber: tout nous annonce que nos modes de vie sont condamnés à un «effondrement» qui vient. Nous savons la nécessité d’une mutation vertigineuse, à laquelle nous ne parvenons pas à croire», énonce une quatrième de couverture qui donne le ton.
Il est vrai que le sujet est désormais revenu en littérature, non seulement dans le champ de la fiction ou de la science-fiction, mais aussi dans celui de l’essai, popularisé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Éd. Le Seuil, 2015), précédés par Dmitry Orlov (The Five Stages of Collapse: Survivors’ Toolkit, New York, New Society Publishers, 2013) et par Jared Diamond (Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006). Ces ouvrages dits «effondristes», qui n’excluent pas l’effet de mode, répondent aussi à ce qui est vécu comme un basculement de notre époque qui fascine autant qu’il crée l’effroi.
La posture effondriste, telle qu’elle est observable, est paralysée par la peur d’un non-retour, au point d’annoncer une défaite et des slogans dans le genre «Il est trop tard». Comment sortir, pourtant, de ce qui ressemble désormais à une inquiétude collective. Il s’agit, pour les «collapsonautes» que sont Y. Citton et J. Rasmi, de se démarquer de l’attitude passéiste et nostalgique en acceptant cette peur qui permet l’émergence de formes inattendues. Sans nier le fait que nous vivons effectivement des temps d’incertitudes et de remises en question majeures, il s’agit pourtant de ne pas se laisser fasciner par cette inquiétude, au sens étymologique du terme (fascinare, du latin fascinum, charme) qui signifie, littéralement, le fait de «dominer, immobiliser un être vivant en le privant de réaction défensive par la seule puissance du regard» (Larousse). Les auteurs expliquent donc que, face au délitement du monde, il faut vivre avec ces effondrements déjà en cours et se munir d'outils conceptuels qui serviront peut-être à envisager une ère post-effondrement qui serait moins destructrice. Ils proposent pour ce faire de chercher du côté des artistes, de la littérature ou des philosophies non occidentales d'autres perspectives qui nous aideraient à vivre, ou à survivre à ce désastre généralisé. Destiné à ce qu’il appelle des générations collapsonautes, ce propos, désespéré sans être pessimiste, fait appel à des formes de vie qui ont en commun de montrer les limites et l’échec du monde néolibéral.
C’est donc une œuvre qui se propose d’aider à penser la fin d’un monde non pas sur le mode du collapsologue (dont la pensée consiste à envisager les risques, les causes et les conséquences d'un effondrement civilisationnel) mais du collapsonaute, du voyageur du collapse, de l’explorateur de sa pensée. Autrement dit, une fois que nous avons accepté l’idée qu’il reste, au fond, assez peu de chose de l’ancien monde, comment naviguer dans ces eaux incertaines, entre tremblements de terre, tsunamis, blasts de toutes sortes, crises environnementales et désastres économiques? Pour y répondre, ce livre ouvre deux voies. La première consiste à identifier d’autres menaces réelles qui ne peuvent qu’entraver cette traversée: l’abandon de l’action politique devant l’inéluctabilité du mal, le repli identitaire ou la mythification d’un âge d’or perdu, et la tentation de se sauver tout seul. La seconde, favorisant ce qui ressemblerait à un esprit d’aventure, consisterait à s’orienter vers des pensées latérales ou d’autres espaces et d’être ouverts à leurs enseignements. Dans quelle direction aller? Du côté de l’Amazonie, par exemple, décrite par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, où certaines populations pourraient nous apprendre à reconnaître la valeur du vivant. Du côté des textes qui ont fait leurs preuves, telle la nouvelle d’Edgar Allan Poe, Une descente dans le Maelstrom (1841), dans laquelle un pêcheur attiré par le gain se retrouve emporté dans un tourbillon norvégien. Entre peur de la mort et fascination devant la puissance de la nature, il est une allégorie du collapsonaute. Bien d’autres références, comme autant de propositions, se retrouvent dans cet ouvrage qui fonctionne comme un vade mecum ou un manuel du débutant – un débutant relativement savant toutefois – et qui revendique une esthétique ouverte du montage et de la fragmentation contre l’autorité de grand récit.
Cette réflexion qui semble buter sur une question essentielle – qu’en est-il des solutions techniques? Comment se sauver? Par quels moyens concrets? – écarte délibérément ce qui est considéré à tort comme étant le plus urgent, cette obsession de la solution faisant partie du problème: ce «solutionnisme», d’après les auteurs, aurait fait de nous les tyrans de la nature. Mettre au premier plan les moyens techniques de ce sauvetage ne permettrait de sauver que l’individu qui fut, dans ce monde qui s’effondre, l’ennemi de la planète. Générations collapsonautes s’emploie donc à identifier un humain à sauver qui ne soit plus cet ennemi, c’est-à-dire qui aura cessé de considérer la nature comme un moyen.
Toujours aux éditions du Seuil, Yves Citton publiait en 2012 un autre ouvrage vers lequel on ne peut que revenir. Dans Renverser l'insoutenable, il est déjà question de dictature des marchés, d’inégalités sociales, de harcèlement productiviste visant les individus, de catastrophes environnementales, de crises démocratiques, de tout ce qu’il identifiait, à l’époque, comme des signes de la fin d’un monde caractérisé par des pressions insoutenables. Dans cet essai qui se situe à la croisée des disciplines, Citton livre les moyens de renverser cet insoutenable qui est à la fois environnemental, éthique, social, médiatique et psychique et de repenser notre place et notre action dans des processus sociaux dont la complexité nous dépasse. Il montre que, une fois qu’on a fait le deuil du bouleversement révolutionnaire censé détruire l'ancien monde et créer un nouveau, l’urgence est de proposer des alternatives à la politique du pire. Cet intenable multiforme n’a donc pour lui rien d’inéluctable. Si nous souffrons d’une multitude de pressions, nous pourrions également réaliser que nous disposons du pouvoir de renverser la tendance par des pressions appropriées. C’est de ce renversement paradigmatique qu’il est également question dans Générations collapsonautes: naviguer par temps d’effondrements, donné à penser à partir d’un vocabulaire politique des contre-conduites.
Nayla Tamraz
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Il est vrai que le sujet est désormais revenu en littérature, non seulement dans le champ de la fiction ou de la science-fiction, mais aussi dans celui de l’essai, popularisé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Éd. Le Seuil, 2015), précédés par Dmitry Orlov (The Five Stages of Collapse: Survivors’ Toolkit, New York, New Society Publishers, 2013) et par Jared Diamond (Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006). Ces ouvrages dits «effondristes», qui n’excluent pas l’effet de mode, répondent aussi à ce qui est vécu comme un basculement de notre époque qui fascine autant qu’il crée l’effroi.
La posture effondriste, telle qu’elle est observable, est paralysée par la peur d’un non-retour, au point d’annoncer une défaite et des slogans dans le genre «Il est trop tard». Comment sortir, pourtant, de ce qui ressemble désormais à une inquiétude collective. Il s’agit, pour les «collapsonautes» que sont Y. Citton et J. Rasmi, de se démarquer de l’attitude passéiste et nostalgique en acceptant cette peur qui permet l’émergence de formes inattendues. Sans nier le fait que nous vivons effectivement des temps d’incertitudes et de remises en question majeures, il s’agit pourtant de ne pas se laisser fasciner par cette inquiétude, au sens étymologique du terme (fascinare, du latin fascinum, charme) qui signifie, littéralement, le fait de «dominer, immobiliser un être vivant en le privant de réaction défensive par la seule puissance du regard» (Larousse). Les auteurs expliquent donc que, face au délitement du monde, il faut vivre avec ces effondrements déjà en cours et se munir d'outils conceptuels qui serviront peut-être à envisager une ère post-effondrement qui serait moins destructrice. Ils proposent pour ce faire de chercher du côté des artistes, de la littérature ou des philosophies non occidentales d'autres perspectives qui nous aideraient à vivre, ou à survivre à ce désastre généralisé. Destiné à ce qu’il appelle des générations collapsonautes, ce propos, désespéré sans être pessimiste, fait appel à des formes de vie qui ont en commun de montrer les limites et l’échec du monde néolibéral.
C’est donc une œuvre qui se propose d’aider à penser la fin d’un monde non pas sur le mode du collapsologue (dont la pensée consiste à envisager les risques, les causes et les conséquences d'un effondrement civilisationnel) mais du collapsonaute, du voyageur du collapse, de l’explorateur de sa pensée. Autrement dit, une fois que nous avons accepté l’idée qu’il reste, au fond, assez peu de chose de l’ancien monde, comment naviguer dans ces eaux incertaines, entre tremblements de terre, tsunamis, blasts de toutes sortes, crises environnementales et désastres économiques? Pour y répondre, ce livre ouvre deux voies. La première consiste à identifier d’autres menaces réelles qui ne peuvent qu’entraver cette traversée: l’abandon de l’action politique devant l’inéluctabilité du mal, le repli identitaire ou la mythification d’un âge d’or perdu, et la tentation de se sauver tout seul. La seconde, favorisant ce qui ressemblerait à un esprit d’aventure, consisterait à s’orienter vers des pensées latérales ou d’autres espaces et d’être ouverts à leurs enseignements. Dans quelle direction aller? Du côté de l’Amazonie, par exemple, décrite par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, où certaines populations pourraient nous apprendre à reconnaître la valeur du vivant. Du côté des textes qui ont fait leurs preuves, telle la nouvelle d’Edgar Allan Poe, Une descente dans le Maelstrom (1841), dans laquelle un pêcheur attiré par le gain se retrouve emporté dans un tourbillon norvégien. Entre peur de la mort et fascination devant la puissance de la nature, il est une allégorie du collapsonaute. Bien d’autres références, comme autant de propositions, se retrouvent dans cet ouvrage qui fonctionne comme un vade mecum ou un manuel du débutant – un débutant relativement savant toutefois – et qui revendique une esthétique ouverte du montage et de la fragmentation contre l’autorité de grand récit.
Cette réflexion qui semble buter sur une question essentielle – qu’en est-il des solutions techniques? Comment se sauver? Par quels moyens concrets? – écarte délibérément ce qui est considéré à tort comme étant le plus urgent, cette obsession de la solution faisant partie du problème: ce «solutionnisme», d’après les auteurs, aurait fait de nous les tyrans de la nature. Mettre au premier plan les moyens techniques de ce sauvetage ne permettrait de sauver que l’individu qui fut, dans ce monde qui s’effondre, l’ennemi de la planète. Générations collapsonautes s’emploie donc à identifier un humain à sauver qui ne soit plus cet ennemi, c’est-à-dire qui aura cessé de considérer la nature comme un moyen.
Toujours aux éditions du Seuil, Yves Citton publiait en 2012 un autre ouvrage vers lequel on ne peut que revenir. Dans Renverser l'insoutenable, il est déjà question de dictature des marchés, d’inégalités sociales, de harcèlement productiviste visant les individus, de catastrophes environnementales, de crises démocratiques, de tout ce qu’il identifiait, à l’époque, comme des signes de la fin d’un monde caractérisé par des pressions insoutenables. Dans cet essai qui se situe à la croisée des disciplines, Citton livre les moyens de renverser cet insoutenable qui est à la fois environnemental, éthique, social, médiatique et psychique et de repenser notre place et notre action dans des processus sociaux dont la complexité nous dépasse. Il montre que, une fois qu’on a fait le deuil du bouleversement révolutionnaire censé détruire l'ancien monde et créer un nouveau, l’urgence est de proposer des alternatives à la politique du pire. Cet intenable multiforme n’a donc pour lui rien d’inéluctable. Si nous souffrons d’une multitude de pressions, nous pourrions également réaliser que nous disposons du pouvoir de renverser la tendance par des pressions appropriées. C’est de ce renversement paradigmatique qu’il est également question dans Générations collapsonautes: naviguer par temps d’effondrements, donné à penser à partir d’un vocabulaire politique des contre-conduites.
Nayla Tamraz
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