Comment chercher midi à 14 heures
L’histoire de l’heure d’été ne devait être à l’origine qu’une bêtise de plus comme il y en a tous les jours dans les cercles du pouvoir. Vrai, une bêtise tellement grosse qu’il a fallu deux pour la porter, mais pas plus qu’une bêtise quand même. Mais dans tous les esprits frondeurs qui ont émergé il y avait quelque chose de plus, qui va au-delà d’une question de réglage d’ordinateur ou datage de facture. Car personne n’a osé dire ce que tout le monde pensait tout bas: ‘’On en a marre du diktat continu du Hezb, de ce perchoir parlementaire, et de leurs grooms’’.

C’était la goutte de trop, qui ne méritait peut-être pas autant de réactions en temps normal, mais c’est un peu comme la surtaxe de six cents sur les télécoms, qui ne méritait pas non plus une révolution en octobre 2019. Mais comment les esprits étroits d’un Mikati et d’un Berri peuvent-ils percevoir les paramètres complexes de la dynamique sociale?

La gaffe de l’heure d’été a réveillé une autre et vieille histoire, celle de la ‘partition’ – voilà, le mot est lâché, mais qu’on va atténuer en parlant plutôt de ‘décentralisation élargie’, dixit l’accord de Taëf.

Or cela fait plus de vingt ans qu’un projet de loi sur la décentralisation moisit dans un des tiroirs de Nabih Berri. Avec, épisodiquement, des tentatives de remise sur pied qui échouent lamentablement. 

Comme il n’y a rien à espérer du côté parlementaire, des initiatives civiles se multiplient actuellement, portées par des partis politiques, des associations, des politologues, des économistes. Autant d’activistes qui voient dans cette décentralisation une solution nécessaire, quoique pas suffisante, à nos maux perpétuels, dont cette créature difforme qui s’appelle la ‘démocratie consensuelle’.

Bien sûr, chacun y va de sa formule de décentralisation. Veut-on dire simple facilitation administrative des formalités, fédération, confédération, cantonisation…? S’inspirant du modèle suisse, allemand, américain, belge, français...?

Puis viennent les motivations de cette vague déferlante. Selon les porteurs, c’est une affaire de disparités de culture, de coutumes, ou de vision politique. Mais beaucoup sont persuadés que le volet économique sous-tend le tout. Et c’est celui-ci qu’on va tenter de scruter ici.

Disons-le abruptement. Le narratif le plus basiquement populaire dit: «Nous, les chrétiens, soutenons le gros de l’économie du pays, payons pour les autres, alors que les autres nous imposent leurs choix, en profitent par une mainmise sur le Trésor public; il est temps de rétablir l’équilibre en opérant une séparation partielle à l’amiable». Bien que ce narratif manque de précision, il reste le sentiment dominant. Résultat, ce sont presque systématiquement des milieux chrétiens qui portent ce projet… et ce sont presque toujours les autres qui le refusent net.

Mais pourquoi ce refus?

Au niveau économique, soit que ce qu’allèguent les séparatistes est vrai, les uns payant les taxes phagocytées par les autres et subissant leurs choix, soit que les unionistes craignent qu’une disparité économique s’installe à l’avantage des cantons à majorité chrétienne. Ils ont comme exemples celui, évident, qui prévaut à Chypre entre les régions grecque et turque, ou entre les pays de l’ex-Yougoslavie, où l’on a 29 000$ de PIB par habitant en Slovénie chrétienne catholique contre 7 000$ en Bosnie musulmane. 


Mais est-ce que la religion est le facteur déterminant là-dedans? Pas sûr. Voilà la Serbie chrétienne orthodoxe qui n’est qu’à 9 000$ de PIB par habitant. Et la plupart des pays très pauvres de la planète sont dans l’Afrique chrétienne. Alors que la musulmane Dubai est hissée aux premiers rangs du monde. Il faut chercher donc ailleurs les raisons de cette disparité économique.

Le refus de considérer une forme élargie de décentralisation est en plus contredit par la réalité sur le terrain. Voilà le Liban hypercentralisé qui ne présente aucun semblant d’équité entre les régions. Beyrouth et le Mont-Liban raflent le gros de la richesse nationale. Alors que Tripoli, le Nord de la Békaa, le Akkar, une partie du Sud… souffrent de sous-développement chronique. Le système centralisé ne leur a servi à rien. Et le refus systématique et violent des leaders musulmans de juste évoquer le sujet n’a aucune justification économiquement logique.

En fait, aucune formule de centralisation ou de décentralisation ne garantit l’équité entre les régions. Preuve en est, des disparités existent aussi bien aux États-Unis découpés en entités autonomes, dans la France des régions, ou au Portugal ou en Grèce à système centralisé.

Il est temps donc de dépassionner ce sujet... puis de chercher ce qui produit la richesse dans une région donnée, ou dans un État. Pour faire simple, c’est l’investissement qui crée les richesses, car il dope l’emploi, la production de la plus-value, avec un effet multiplicateur. Disons-le clairement, dans un Liban centralisé ou non, personne ou presque n’investit au Sud, ou dans le Nord de la Békaa, ou à Tripoli.

Même les fortunés originaires de ces régions n’y vont pas, y compris les Mikati, les Safadi, et les chiites de l’Afrique…, lesquels n’entretiennent que des actions humanitaires et sociales dans leur patelin respectif. C’est tout simplement parce que le climat d’investissement y est mauvais. Et ce climat, pour s’améliorer, a besoin d’ingrédients qu’on peut trouver dans tout manuel spécialisé de la Banque mondiale ou du FMI.

Sous cet aspect, la décentralisation (fédération, confédération…) peut présenter un avantage certain: c’est la compétition entre les régions. Chacune aura les moyens administratifs et financiers pour essayer d’attirer plus d’investissements, de touristes, de projets, par des facilités, parfois même des campagnes de communication et de propagande. On voit des exemples de telles initiatives en France, au Canada ou ailleurs.

Après tout ça, y a-t-il encore une raison, pour les musulmans, de refuser une formule de décentralisation, si une majorité de chrétiens la réclame. Ce serait une coercition caractérisée, contraire à l’esprit de convivialité que tout le monde dit vouloir préserver. Il ne faut pas qu’on arrive à un stade où l’on entend: ‘’Ils veulent nous imposer de force la cohabitation’’. Ce ne serait pas bon, ni pour les uns, ni pour les autres.

Ou alors on peut toujours continuer à chercher midi à 14h et prétendre que tout va pour le mieux.

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