Le bâtard de Nazareth
En 1863, dans son essai très controversé, La Vie de Jésus, Ernest Renan dresse le portrait d’un Jésus à l’humanité resplendissante, un réformateur religieux éclairé, mais dépourvu de divinité. S’épanouissant dans les méandres de la Palestine du Ier siècle, le récit de Renan se tisse autour d’un Jésus ancré dans son époque et son contexte socio-historique. Les Évangiles, mosaïque de faits historiques et de légendes, révèlent à Renan un kaléidoscope d’images dans lequel il s’efforce de démêler le vrai du mythique. Le Jésus de Renan émerge alors, libéré des récits miraculeux et surnaturels qui, telles des étoiles filantes, traversent les pages des Évangiles et ne sont que le reflet des espoirs et des rêves des premiers chrétiens plutôt que des fragments d’une réalité historique incontestable. Cet ouvrage – reconnu comme un jalon important dans l’évolution des études sur la vie des Jésus et des origines du christianisme – va marquer son époque, en reflétant les tensions entre les approches traditionnelles et modernes de l’étude de la religion.
Au sein des lois juives, le mamzer est un bâtard. Cet enfant sans père, né d’amours interdites, est condamné à errer tel un souffle solitaire. Adultérin ou incestueux, son berceau est marqué par le sceau de l’union illicite et du malheur. Comme les plus faibles, les malades et les handicapés, il est rejeté par la communauté au nom de la préservation de la pureté du peuple juif. Les portes du mariage se ferment, le destin des mamzerim se réduisant aux alliances entre eux ou avec celles des nouvelles âmes converties. Ils sont à jamais ostracisés.
Au Ier siècle de notre ère, en Palestine, il est un bâtard, un mamzer, dont tout le monde parle: c’est Jésus de Nazareth, le fils du légionnaire romain Pantera qui, avant de disparaître, a abusé d’une jeune fille – la plus belle du village – prénommée Marie qui doit prochainement épouser Joseph:

«Joseph savait à quoi s’attendre. Dans un mois, deux au plus, Marie ne pourrait plus cacher sa grossesse. Il n’y avait pas eu de noces, et chacun au village saurait qu’elle attendait un mamzer. Un bâtard. Elle serait mise au ban de la société. Ses voisines la regarderaient de haut. Plusieurs d’entre elles ne lui adresseraient pas la parole. En la croisant dans la rue, elles regarderaient ailleurs. Les enfants bâtards étaient considérés par la Loi comme impurs. Garçon ou fille, ils ne pourraient épouser qu’une personne de leur condition. Quant aux enfants issus d’un tel mariage, ils seraient mamzer jusqu’à la dixième génération. Joseph savait aussi que selon la Loi, il avait le droit de répudier Marie ou de la faire lapider. »

Jésus, l’enfant d’un viol, était donc un mamzer et Marie, une sota, une femme adultère mise au ban de la société et reléguée à un rang aussi bas que les prostituées. La malédiction entoure donc cette famille à laquelle se rajoute Marie de Magdala, l’être aimé. Jésus, condamné à être rejeté par la loi juive, ressent une blessure inguérissable, ce qui a dû être inévitablement le cas à l’époque. Doué de dons thaumaturgiques, il décide de se révolter contre l’injustice en regroupant autour de lui tous les exclus qu’il exhorte, avec son verbe enivrant, à le suivre afin qu’ils trouvent leur place dans cette religion d’amour souillée par des rabbins cruels. L’accompagnent les premiers apôtres qui sont tous exclus, car ils souffrent de handicaps. Sous la plume du romancier, nous suivons ce Jésus, si proche en réalité de celui des Évangiles, dans tous les épisodes que nous connaissons: le baptême de Jean, le sermon de la montagne, la multiplication des pains, les miracles, la présentation au Temple… Nous le suivons, le regard empreint de tourments et de doutes, portant en lui ce secret: celui de sa naissance entachée par l’ombre du mamzer. Cette condition le hante en le poussant vers les abîmes de la révolte et de l’incompréhension. Il a désormais une mission: porter la lumière et l’amour, en affrontant le mépris de ceux qui ignorent la vérité de son cœur pur. C’est ainsi qu’il s’adresse aux docteurs de la Loi:

«Que diriez-vous si un jour l’on vous punissait pour le simple motif que vous êtes juifs? Vous vous sentiriez impuissants, tout juste bons à subir! Comme ceux que vous excluez aujourd’hui!»


Seul le roman permet de rendre à Jésus une humanité resplendissante. La puissance du Verbe de Metin Arditi, avec cette écriture élégante et raffinée qu’on lui connaît, restitue à merveille ce qui fut la mission de Jésus, cet «homme qui devint Dieu», expression que j’emprunte à Gérard Messadié. La force de ce roman n’est pas d’instiller le doute en humanisant le fils de Dieu, car nous sommes presque plus enclins à croire, tant sa mission est noble et intemporelle: rassembler les âmes égarées en offrant le réconfort et l’espoir aux exclus de la Terre, en semant les graines de la fraternité et de la compassion dans les terres arides d’une Loi injuste.
Il y a une originalité incontestable dans ce livre: celle de réhabiliter la figure de Judas qui fut longtemps brouillée par les voiles sombres de la trahison. Il occupe une place centrale auprès d’un Jésus qui ne cesse de douter. Il devient le disciple préféré qui marche à ses côtés, partageant sa lumière et sa sagesse, allant même jusqu’à le guider. Ce que l’on percevait comme une trahison devient – sous la plume de Metin Arditi, et c’est là toute sa prouesse et son talent – l’instrument de l’accomplissement d’une destinée inéluctable, qui est une étape nécessaire pour que s’accomplisse le destin divin et «qu’émerge enfin la Parole que le monde attend».

«Il nous faut une nouvelle Torah! dit Judas. Un récit fort! Lumineux! Une histoire qui raconte au monde la vie merveilleuse de Jésus. Bien sûr, nous ne l’appellerons pas Torah, il nous faudra trouver un autre nom, plus doux, plus accueillant, par exemple, Bonne Nouvelle. À nous de l’écrire! À nous de raconter cette vie prodigieuse en la rendant plus prodigieuse encore.»

Le bâtard de Nazareth est un roman enchanteur qui a pour seul objectif, en l’humanisant, d’éclairer d’une lumière nouvelle la figure divine de Jésus. Les pensées et les actes de celui dont Judas fera un Messie résonnent en écho à nos propres questionnements. Ce Jésus d’un nouvel évangile nous incline à redécouvrir l’essence même de son humanité. Alors bien sûr, en refermant cet ouvrage dont on ne doit jamais perdre de vue qu’il s’agit d’un roman, on peut se laisser aller aux doutes. Il faut toujours beaucoup douter pour croire, et c’est pour cette raison que le bâtard de Nazareth a donné sa vie.

Metin Arditi, Le bâtard de Nazareth, Grasset, 22/03/2023, 1 vol. (198 p.), 19€

https://marenostrum.pm/le-batard-de-nazareth-metin-arditi/
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