Talal Haidar, le prince des poètes-brigands arabes
Venue rencontrer le professeur de géologie à l’Université américaine de Beyrouth Ali Haidar, j’oublie mes questions sur les tremblements de terre, secouée par les séismes que déclenche en moi la poésie de son père, Talal Haidar, dont il est l’ami proche et le complice. Raconte-moi ton père, le magicien qui construit un monde incommensurable avec le lexique du désert, des gitans, de la plaine, du café, du khôl, du tintement des bracelets d’or sur les chevilles tatouées des bohémiennes arabes... Raconte-moi le tempérament fou du grand poète libanais, sa vie, ses amours...

Fils d’un riche propriétaire foncier de Baalbeck qui avait dilapidé sa grosse fortune pour satisfaire ses moindres désirs et choyer sa famille, Talal Haidar hérite de cette frénésie de vivre et du désir d’abondance. Il obtient une licence en philosophie de l’Université libanaise et compose ses premiers poèmes en français, avant de lui préférer l’arabe parlé, la langue de ses rêves, de ses désirs, de son moi profond. Il a écrit trois recueils de poésie: Le Vendeur de temps, Il est temps et Le Secret du temps, et il peaufine actuellement son dernier recueil qui devait initialement s'intituler «L’Illusion», mais qu’il a fini par intituler J’ai envie, à la suite du conseil d’un ami. Ses poèmes ont été traduits en français, en espagnol, en italien et en anglais. Certains ont été chantés par Fairouz, comme son chef-d’œuvre Wahdoun («Seuls»); Magida el-Roumi, comme Lebsou el-kafafi («Ils ont porté les keffiés»); Marcel Khalifé  comme Raqwet Arab («Une cafetière arabe») et Oumi tla‘i ‘al-bal («Viens ranimer mon désir»); Wadih el-Safi et la soprano Ghada Ghanem. Talal Haidar a également composé des pièces de théâtre et des chansons pour Caracalla. Il a contribué dans Faramane, l’œuvre de Nadia Tuéni, et Yakout wa merjan wa touffaha («Le rubis, le corail et la pomme»), deux pièces-phares présentées à Baalbeck.  Rédacteur en chef de la revue Dhafra à Abou Dhabi, il a écrit dans Annahar al-Arabi wal douali, et Al-Mawkif à Paris. Le prince des poètes-brigands arabes a obtenu deux fois le prix Saïd Akl.



 

Talal Haidar a donné des conférences un peu partout dans le monde et ses poèmes ont été lus en anglais et en arabe à L’université Georgetown. En 2020, il a reçu le prix Fouad Haddad du génie poétique en langue courante décerné par l’ordre des écrivains d’Égypte. Récemment, un hommage lui a été rendu en Italie, où une lecture poétique de son œuvre traduite en italien a été organisée à la Bibliothèque internationale de Parme.



Sa vie, son tempérament

Chez les Haidar, le langage de tous les jours est celui de la poésie. Le petit-fils de Talal Haidar qui entend à longueur de journée parler du temps qui passe n’a plus qu’un souhait: arrêter le temps. Il demande à son père s’il peut lui rendre ce service. Son père lui répond qu’il demande l’impossible. Déçu, l’enfant rétorque que son père ne lui a pourtant jamais refusé un désir et sanglote comme un désespéré. Le temps passe. Un jour, alors qu’il est dans la maison des grands-parents à Bednayel, il demande quel est le métier du grand-père Talal. «Poète», répond le père. Intrigué, il court demander à son pépé: «Comment fabrique-t-on la poésie?» Ce dernier lui conseille de retenir quarante mille vers et de les oublier. «Pourquoi faut-il les oublier?», s’enquiert le petit. «Car tu dois créer si tu te targues de poésie», lui explique à sa façon Talal Haidar.

Ainsi commence mon dialogue avec le fils de Talal Haidar sur le «dernier des poètes-brigands arabes», surnommé ainsi par le journaliste Talal Selmane, en référence aux poètes de la période préislamique, connus pour leur affranchissement de la structure poétique classique, leur courage chevaleresque et leur passion pour la liberté au sens propre et figuré. Un poète qui ensorcèle son auditoire par son charisme, son verbe, sa voix et ses yeux intenses qui semblent briller de mille larmes contenues. Beaucoup de questions fusent dans mon esprit, en présence du compagnon du grand poète. Était-il tendre avec ses trois fils dont deux médecins installés aujourd’hui en Italie, ou prétextait-il la bohème pour mieux échapper aux responsabilités?

«Mon père a toujours incarné la tendresse et la générosité. Il a toujours donné tout ce qu’il possède à ses fils, ses petits-enfants et les êtres qu’il chérit. À 18 ans, il a quitté la maison parentale avec pour seul bagage les vêtements qu’il portait. Il n’était pas studieux, mais grand lecteur au point d’emprunter des centaines de livres et de les lire en un temps record. Son nom figurait toujours sur la liste d’honneur dans les classes terminales. Par la suite, il a décroché une licence en philosophie de l’Université libanaise et il a enseigné cette discipline dans les écoles de la Békaa. Talal Haidar n’a pas d’ennemis. Il sait toucher les autres avec ce «je ne sais quoi de magique», comme si ses paroles étaient des vers. Aucun hiatus entre son langage quotidien et sa poésie, qui expriment une quête continue de la beauté, à chaque instant, jusqu’à la folie, jusqu’au génie. Il n’accepte jamais de parler de sujets futiles ou triviaux, qui ne touchent pas l’être au plus profond de lui-même. Dans la vie tout comme dans la création poétique, il se situe dans une double démarche épicurienne et spirituelle au point que les deux fusionnent parfaitement. Ses poèmes sont des illuminations dont il est le réceptacle quand son esprit baigne dans une sorte de tendresse pour le monde entier, excluant la haine et la rancœur, selon ses propres mots. Il n’accepte pas d’avoir 1000 dollars en poche et d’aller dormir, mais choisit de les dépenser ou de les offrir. Il dit que les banques n’ont pas pu le dépiauter car il a eu la perspicacité de se piller bien avant, de gaspiller ce qu’il possède afin de vivre jusqu’au bout, d’anticiper sur l’action dévastatrice du temps, ce brigand qu’il faut dévaliser, vampiriser jusqu’à la dernière goutte. Quand il est de mauvaise humeur ou quand il est en train de composer, il écrit sur son accroche-porte: 'Ne frappez pas, je n’ouvrirai pas.' Sans lui en vouloir, les gens du village, obtempèrent. Ils vont même jusqu’à chanter les louanges de sa franchise. Et si jamais ils frappent à la porte, il ouvre la fenêtre et prononce des mots d’excuses qui émeuvent les visiteurs habitués à le comprendre à demi-mot. Sa sincérité est étonnante mais s’habille toujours d’éloquence.

Comment écrit-il ses poèmes? Sous le coup de l’émotion heureuse ou triste? «Sous le coup de la colère, d’une ''nostalgie heureuse'', traversé par une grande intuition, qui souvent se réalise, affirme son fils. La veille de l’explosion qui a tué Rafic Hariri, il m’avait lu un poème terrible que j’avais qualifié d’Apocalypse, enchaîne-t-il. Dès qu’il a entendu mon commentaire, il a déchiré le poème en mille morceaux, voulant exorciser la malédiction, pendant que je m’évertuais à reconstruire les miettes, dispersées sur le sol. Peine perdue. Enfant, je me souviens qu’un jour en rentrant d’Allemagne, il s’approche pour m’embrasser sur la pointe des pieds et aperçoit les poches de mon pyjama gonflées de billes. Il a tout de suite cette fulgurance qu’il exprime en vers dans la langue arabe parlée:

Un petit enfant endormi dans son lit,
Ayant noyé l’encre des cahiers dans l’oubli
Tout comme les hiboux effrayants des livres,
Vogue sur ses étoiles, ivre.
»

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Ses amours

Et l’éternel amoureux, connaît-il toujours la passion à 86 ans? «Oui, il est incorrigible. D’ailleurs, on avait sous-titré sa célèbre phrase sur la couverture de la revue Assayyad: 'J’aime toutes les femmes du monde.' Il y a mieux. Après mon retour d’Italie, en passant dans les rues de Hamra, de belles femmes m’accostaient dans l’espoir de faire sa connaissance, renchérit Ali Haidar. Une dame me demandait: 'N’es-tu pas le fils de Talal Haidar? Je suis sensible à sa poésie. Peux-tu m’aider à entrer en contact avec lui?' Une autre me disait tout de go: 'Demande-lui s’il accepterait de me copiner!' Cela m'arrivait souvent!»

À la question de savoir si le poète vivait avec les femmes aimées un amour platonique ou sensuel, son fils répond que ses amours sont charnelles et la relation avec les élues du cœur toujours complète. Comment a-t-il pu conquérir autant de femmes? «Il est très généreux et se transforme en magicien occupé à satisfaire les moindres désirs de la bien-aimée.» Que cherchait-il chez la femme aimée? La volupté, la beauté? «Oui, mais surtout une certaine authenticité. Il est aussi capable d’écrire des poèmes inspirés et dédiés à la femme aimée même si elle n’en constitue pas le sujet.» Et ta mère, comment accueillait-elle ses aventures, ses amours? Ne les voyait-elle pas comme des trahisons? «Il n’a jamais menti et elle aimait sa sensibilité de poète, allant jusqu’à accepter toutes ses lubies. Elle lui disait: 'Mon problème avec toi c’est que tous les deux, nous aimons la même personne. Moi je t’aime et toi tu t’aimes'. D’ailleurs, toutes les femmes qu’il a aimées sont restées attachées à lui d’une certaine manière après la rupture. Elles tenaient à assister à ses soirées poétiques, à lui témoigner de leur intérêt, de leur tendresse voire de leur flamme. Il n’a jamais abandonné la personne aimée, mais s’est plutôt retiré de façon élégante. Je le sais non seulement car nous sommes très proches tous les deux, mais parce que ces femmes m’appelaient à moi lorsqu'il fermait son portable.

Portrait du grand poète réalisé par son fils Ali Haidar.

Dans l’un de ses récents entretiens à la télé, il a dit: «Je suis musulman sur mes papiers d’identité», puis il a parlé de l’influence majeure du Christ sur sa foi et a déclamé des vers magnifiques sur la suppression de l’acte de se noyer, après que Jésus a marché sur l’eau. «En effet, il possède sur son bureau, dans sa chambre, la photo de la Vierge Marie, un chapelet chrétien et divers objets de culte chrétien», confirme Ali Haidar. Qu’en est-il de sa santé? Prend-il soin de lui-même? «Oui, d’une façon hystérique. Il lit beaucoup sur le corps humain, pratique souvent l’automédication après de longues recherches sur la question et ça lui réussit très bien. Cela dit, il a beaucoup d’amis médecins qui l’examinent régulièrement à la loupe.» Et ta mère, son éternelle compagne, qui est-elle? «Institutrice et peintre à ses heures perdues, elle s’occupait de tout, de la gestion de la maison, de l’éducation de ses trois fils, de la cuisine. Même aujourd’hui, je peux la réveiller à 4 heures du matin pour lui demander mon plat préféré. Elle le fera avec le sourire.» N’a-t-elle jamais vu d’un mauvais œil les disparitions de ton père chez sa copine du moment? «Ma mère n’acceptait jamais que les gens 'médisent' de mon père. Elle mettait fin aux racontars des uns et des autres en trouvant toujours la réponse convenable. Les gens se taisaient, surpris de découvrir l’entente incroyable du couple contre vents et marées.» Comment expliquer cet acharnement de ta mère pour défendre ton père? «Elle sauvait sa dignité, la nôtre et celle de mon père, et s’en foutait du reste. Et puis mon père savait comment la consoler, passionné et prodigue qu'il est. Je crois qu’elle aimait sa folie, son orgueil et son désir d’infini. Lui me disait qu’elle ressemblait, jeune, à Maria Montez. Aujourd’hui, il est toujours avec elle, ils se sont remariés après son divorce de l'égyptienne, et il s’occupe de sa santé défaillante. C’est lui qui surveille méticuleusement son état, qui inspecte minutieusement ses repas. Il voudrait lui rendre ce qu’elle lui a donné.»



" Le Zorba de Baalbeck"
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