Salon de coiffure comme salon familial. Les enfants chahutent entre les corps des femmes. Par moments, ça cajole, ça gronde ou ça punit. Puis les jeux reprennent, parties de cache-cache ou concours de billes. Les voitures en miniature évitent les cheveux fraîchement coupés. Les gamins glissent à plat ventre pour récupérer une babiole qui aurait roulé sous les fauteuils. Parfois un chien de compagnie patiente sous les caresses. Comme dans une maison, café et rires hauts, échanges en désordre. On partage recettes et astuces. Les dernières nouvelles, les félicitations, les condoléances. Quelques commérages aussi, dans une ambiance de malice bon enfant. L’accueil comme retrouvailles familiales, on se connaît depuis le temps, on a vu grandir nos jeunes, trembler nos vies, grisonner nos têtes.
Celles qui arrivent en avance, on ne sait jamais, le rendez-vous précédent pouvant s’annuler. Celles qui cèdent leur place, qui insistent, vas-y je t’en prie, je ne suis pas pressée ce matin. Celles qui surgissent inattendues, s’entêtent, sourdes aux réponses claires du coiffeur, je suis complètement full je ne peux pas aujourd’hui, impossible, repasse demain! Elles le supplient comme si leur vie dépendait du brushing; et que ce brushing soit fait ce jour-là.
Les plages de rendez-vous ne facilitent pas le flux, souvent limité aux créneaux officiels de l’électricité disponible à certaines heures de la journée. On entend revenir les mêmes réponses: entre 8 heures et 12 heures ou après 16 heures, pour être sûrs d’avoir le courant. D’autres incidents susceptibles de perturber le planning du jour: l’eau chaude qui tourne au froid, la panique d’un réservoir soudain vidé. On fait comment pour rincer la couleur? Rires collectifs désamorçant le drame, il y a toujours une bassine d’eau de secours en arrière-boutique. Ou d’autres solutions à imaginer, on est aguerris, on improvise.
Salon de coiffure comme salon de thé, les femmes se retrouvent, des voisines, les gâteaux circulent. Celles qui attendent, observent et conversent. Celles qui en profitent pour une manucure, une épilation des sourcils. Celles qui font claquer leur briquet, quand personne n’est dérangé par la fumée de la cigarette, quelques bouffées, juste quelques bouffées, walaw on n’est pas en Europe ici!
Le ton monte souvent, se fait passionnel avec les discussions politiques, même quand les clientes sont d’accord. On se coupe la parole, surenchérit, perd le fil. Situation du pays, sempiternels conflits, douteuses positions «à l’international»… les joutes reprennent, systématiques entre deux silences. Les informations du quartier aussi, confidences et humour. Parfois ça chante, ça imite. Ces moments d’intimité publique. On s’appelle par des diminutifs affectueux pour marquer le lien: Joujou, Sammo, Mimi… ces mêmes diminutifs que nous n’utiliserons jamais en dehors.
Salon de coiffure comme salle de spectacle. Le plaisir pris à écouter, analyser et regarder, engourdies par les bruits des sèche-cheveux, par l’atmosphère chaleureuse. Par les odeurs de laque, de colorations. Par les chansons de radio en sourdine ou par le débit austère des journalistes au moment des infos. Spectacle aux scènes immersives, puisqu’on participe. Intervenir sans être sollicitée, ça vous va vraiment bien ce balayage! Commenter les gestes du coiffeur, lui donner des indications, évoquer avec nostalgie les anciennes coupes.
Salon de coiffure comme cabinet de psychologue, on raconte sa vie en confiant ses cheveux, comme amadouée par les soins, la trace des doigts qui massent, propices à l’abandon de toute résistance. Thérapie de groupe parfois, quand les bouches bienveillantes s’en mêlent, prodiguant conseils et analyses, comme investies de sagesse improvisée. Qu’importent la pertinence ou la maladresse des interventions, on en sort lavée, provisoirement apaisée par ce moment pour soi, sans le sérieux des vraies thérapies. Aplomb restauré grâce à la transformation physique mais aussi à la satisfaction de la complicité sans faille.
Salon de coiffure comme maison de luxe. Les grands coiffeurs pour les grandes occasions, mariages ou cérémonies officielles. Les prix exorbitants acceptés comme sacrifices nécessaires. Les sirènes des métamorphoses Tu es sûre que tu ne veux pas essayer? Ça t’irait si bien les cheveux lisses!
Salon de coiffure comme salon chez soi, quand le coiffeur du quartier intervient à domicile. Toute la famille y passe, tarifs de groupe à l’instar des cartes SNCF. Il lui arrive de rester déjeuner quand il ne se précipite pas vers d’autres rendez-vous retardés.
Salon de coiffure comme espace de solidarité quand les prix ne sont volontairement pas affichés, pour épargner la dignité des plus démunis, coiffés à prix réduit en toute discrétion.
Et je pense à la douceur inégalable de certaines expressions si courantes comme yaatik alf aafyé*, ou aussi khaliya alayna**.
Gracia Bejjani
Site web de Gracia Bejjani
Page YouTube de Gracia Bejjani
* Se dit en guise d’encouragement aux personnes fournissant un travail physique fatiguant, long ou intense.
** Vous n'avez pas à payer.
Celles qui arrivent en avance, on ne sait jamais, le rendez-vous précédent pouvant s’annuler. Celles qui cèdent leur place, qui insistent, vas-y je t’en prie, je ne suis pas pressée ce matin. Celles qui surgissent inattendues, s’entêtent, sourdes aux réponses claires du coiffeur, je suis complètement full je ne peux pas aujourd’hui, impossible, repasse demain! Elles le supplient comme si leur vie dépendait du brushing; et que ce brushing soit fait ce jour-là.
Les plages de rendez-vous ne facilitent pas le flux, souvent limité aux créneaux officiels de l’électricité disponible à certaines heures de la journée. On entend revenir les mêmes réponses: entre 8 heures et 12 heures ou après 16 heures, pour être sûrs d’avoir le courant. D’autres incidents susceptibles de perturber le planning du jour: l’eau chaude qui tourne au froid, la panique d’un réservoir soudain vidé. On fait comment pour rincer la couleur? Rires collectifs désamorçant le drame, il y a toujours une bassine d’eau de secours en arrière-boutique. Ou d’autres solutions à imaginer, on est aguerris, on improvise.
Salon de coiffure comme salon de thé, les femmes se retrouvent, des voisines, les gâteaux circulent. Celles qui attendent, observent et conversent. Celles qui en profitent pour une manucure, une épilation des sourcils. Celles qui font claquer leur briquet, quand personne n’est dérangé par la fumée de la cigarette, quelques bouffées, juste quelques bouffées, walaw on n’est pas en Europe ici!
Le ton monte souvent, se fait passionnel avec les discussions politiques, même quand les clientes sont d’accord. On se coupe la parole, surenchérit, perd le fil. Situation du pays, sempiternels conflits, douteuses positions «à l’international»… les joutes reprennent, systématiques entre deux silences. Les informations du quartier aussi, confidences et humour. Parfois ça chante, ça imite. Ces moments d’intimité publique. On s’appelle par des diminutifs affectueux pour marquer le lien: Joujou, Sammo, Mimi… ces mêmes diminutifs que nous n’utiliserons jamais en dehors.
Salon de coiffure comme salle de spectacle. Le plaisir pris à écouter, analyser et regarder, engourdies par les bruits des sèche-cheveux, par l’atmosphère chaleureuse. Par les odeurs de laque, de colorations. Par les chansons de radio en sourdine ou par le débit austère des journalistes au moment des infos. Spectacle aux scènes immersives, puisqu’on participe. Intervenir sans être sollicitée, ça vous va vraiment bien ce balayage! Commenter les gestes du coiffeur, lui donner des indications, évoquer avec nostalgie les anciennes coupes.
Salon de coiffure comme cabinet de psychologue, on raconte sa vie en confiant ses cheveux, comme amadouée par les soins, la trace des doigts qui massent, propices à l’abandon de toute résistance. Thérapie de groupe parfois, quand les bouches bienveillantes s’en mêlent, prodiguant conseils et analyses, comme investies de sagesse improvisée. Qu’importent la pertinence ou la maladresse des interventions, on en sort lavée, provisoirement apaisée par ce moment pour soi, sans le sérieux des vraies thérapies. Aplomb restauré grâce à la transformation physique mais aussi à la satisfaction de la complicité sans faille.
Salon de coiffure comme maison de luxe. Les grands coiffeurs pour les grandes occasions, mariages ou cérémonies officielles. Les prix exorbitants acceptés comme sacrifices nécessaires. Les sirènes des métamorphoses Tu es sûre que tu ne veux pas essayer? Ça t’irait si bien les cheveux lisses!
Salon de coiffure comme salon chez soi, quand le coiffeur du quartier intervient à domicile. Toute la famille y passe, tarifs de groupe à l’instar des cartes SNCF. Il lui arrive de rester déjeuner quand il ne se précipite pas vers d’autres rendez-vous retardés.
Salon de coiffure comme espace de solidarité quand les prix ne sont volontairement pas affichés, pour épargner la dignité des plus démunis, coiffés à prix réduit en toute discrétion.
Et je pense à la douceur inégalable de certaines expressions si courantes comme yaatik alf aafyé*, ou aussi khaliya alayna**.
Gracia Bejjani
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* Se dit en guise d’encouragement aux personnes fournissant un travail physique fatiguant, long ou intense.
** Vous n'avez pas à payer.
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