Dans le film A Serious Man (2009) des frères Coen, le personnage principal, professeur de physique, explique à sa classe l'expérience du chat de Schrödinger. Vous avez certainement, vous aussi, entendu parler du fameux chat. Les références au chat de Schrödinger sont effectivement pléthore, aussi bien dans la culture populaire qu'au cinéma et dans les séries et les jeux vidéo. Ce chat fait même l’objet de certaines œuvres de création littéraire comme The Coming of the quantum cats de l’écrivain américain et éditeur de science-fiction Frederik Pohl (1986), dans laquelle l'armée américaine envoie des individus dans un monde parallèle où l'Histoire se serait déroulée différemment et où ils rencontrent leurs doubles.
Un chat est enfermé dans une boîte avec un flacon de gaz mortel et une source radioactive. Si un compteur détecte un certain seuil de radiations, le flacon est brisé et le chat meurt. L'expérience du chat de Schrödinger est une expérience de pensée, imaginée en 1935 par le physicien Erwin Schrödinger, afin de confronter les gens aux paradoxes de la physique quantique et ses lacunes dès lors qu’on passe à l’échelle macroscopique et à l’expérience de tous les jours.
La mécanique quantique est relativement difficile à concevoir, car sa description du monde repose sur un principe qui pose problème: la théorie de la superposition, c’est-à-dire sur l’existence d’«états superposés». Cette théorie nous explique que dans le monde quantique, deux réalités contradictoires peuvent exister en même temps: un atome intact et désintégré à la fois et, par extension, un chat mort et vivant à la fois.
Le but de Schrödinger – insultant tout de même, je vous l’accorde, à l’égard du chat considéré comme dépourvu de conscience – est de donner à réfléchir: si l'esprit humain accepte l'idée qu'un atome puisse être à la fois intact et désintégré, car cela n'est pas très concret à ses yeux, il trouve en revanche absurde l'idée qu'un chat puisse être à la fois mort et vivant. Ainsi l'absurdité de la mécanique quantique est mise en évidence. Mais, ce faisant, le chat a acquis en notoriété, si bien qu’on oublie qu’il constitue, à la base, une réfutation de ces théories plutôt que leur illustration. Aussi le chat de Schrödinger est-il passé dans la postérité comme étant ce chat mort et vivant à la fois.
La théorie des univers parallèles, introduite par le physicien et mathématicien américain Hugh Everett en 1957, prend le contre-pied de ce paradoxe. Elle propose de décrire séparément les deux états superposés en leur donnant une double réalité qui semblait avoir été dissoute dans le paradoxe. Il existerait donc de nombreux mondes parallèles qui interagiraient entre eux et avec le nôtre. D’après cette théorie, il y aurait donc deux chats, l’un vivant, l’autre mort, qui font partie de deux univers différents.
Que le chat soit mort et vivant à la fois, ou mort dans un univers et vivant dans l’autre, c’est ce qu’on appelle ici une querelle byzantine. Car, au fond, la seule chose qui nous importe ici, c’est bien que notre monde, celui que l’on connaît et qui est géré par une grande et infaillible horloge, pourrait bien, au fond, être moins certain qu’on ne le pense. Que nous apprend donc l’expérience du chat à notre échelle libanaise?
Elle nous apprend que le monde n’est familier qu’en apparence, et que dans les coulisses de ce dernier cohabitent des univers multiples dans lesquels on pourrait également exister. On se croirait dans Twin Peaks. Mais tout n’est pas fiction. Dans la matinée qui succéda à la nuit du 28 au 29 mars, je me suis sentie en empathie avec le célèbre chat. Réveillée en sursaut à 7h20, pensant que j’avais largement débordé sur l’heure de mon réveil, je vais préparer mon café. Le temps d’aller à la cuisine, lancer la machine d’expresso qui toussote, bloque un peu puis redémarre en faisant couler son jus, puis de m’installer pour démarrer la journée café au bec, il était 6h30. Mon téléphone portable, qui s’était pourtant docilement aligné, comme chaque année, sur l’heure d’été, venait de faire un «switch» vers l’ancienne heure, comme un repentir, un aveu coupable d’avoir joué la dissidence par rapport à l’heure officielle.
Ne sachant à quel temps me vouer, j’avais effectivement décidé de m’aligner sur l’heure de mon université, c’est-à-dire sur l’heure d’été.
Ce décalage dans le temps en vertu duquel je pouvais, si l’on en croit la théorie des univers parallèles, être à la fois en train de m’habiller et de travailler dans mon bureau, de manger et de faire la sieste, de conduire et de travailler, etc. aussi cocasse qu’il puisse paraître, a tout de même quelque chose de perturbant. Quelqu’un sur les réseaux sociaux est allé jusqu’à donner à considérer que les problèmes de trafic routiers devaient à présent être résolus puisqu’on pouvait partir de Jounieh à 6h et arriver à Manara à 5h30. C’est là que, de toute évidence, prenant d’un coup conscience des méandres de l’univers, ma tête a «Schrödingé». N’a-t-on pas même dit qu’à l’aéroport, l’horloge des départs d’un côté et celle des arrivées de l’autre annonçaient deux heures différentes? Comme dans un film de Harry Potter, les sorciers d’un côté, les «Moldus» de l’autre s’engouffrent dans des dimensions qui n’ont de la réalité que les simulacres. Au-delà du portail, vous êtes quelqu’un d’autre.
Revenons à ce terrible matin où je fus prise au piège d’un flou temporel dans lequel il n’était ni 6h ni 7h, d’un espace entre deux horloges, d’une bande d’incertitude, certes incommode, mais surtout angoissante, d’une indécision, en soi problématique, à la fois pratique et existentielle. De quoi cette expérience est-elle révélatrice? D’un état d’esprit, certes, en plus d’un état de fait, dans lequel, plus profondément, on se trouve pris. Plus sérieusement, hormis les problèmes d’ordre pratique que l’affaire du passage à l’heure d’été a dû occasionner, la gestion de cette question parle plus profondément de l’espace indécisionnel qui se referme sur nous, dans un état de transition qui n’en finit plus entre nous et nous-mêmes. Sommes-nous morts ou vivants?
Nayla Tamraz
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Un chat est enfermé dans une boîte avec un flacon de gaz mortel et une source radioactive. Si un compteur détecte un certain seuil de radiations, le flacon est brisé et le chat meurt. L'expérience du chat de Schrödinger est une expérience de pensée, imaginée en 1935 par le physicien Erwin Schrödinger, afin de confronter les gens aux paradoxes de la physique quantique et ses lacunes dès lors qu’on passe à l’échelle macroscopique et à l’expérience de tous les jours.
La mécanique quantique est relativement difficile à concevoir, car sa description du monde repose sur un principe qui pose problème: la théorie de la superposition, c’est-à-dire sur l’existence d’«états superposés». Cette théorie nous explique que dans le monde quantique, deux réalités contradictoires peuvent exister en même temps: un atome intact et désintégré à la fois et, par extension, un chat mort et vivant à la fois.
Le but de Schrödinger – insultant tout de même, je vous l’accorde, à l’égard du chat considéré comme dépourvu de conscience – est de donner à réfléchir: si l'esprit humain accepte l'idée qu'un atome puisse être à la fois intact et désintégré, car cela n'est pas très concret à ses yeux, il trouve en revanche absurde l'idée qu'un chat puisse être à la fois mort et vivant. Ainsi l'absurdité de la mécanique quantique est mise en évidence. Mais, ce faisant, le chat a acquis en notoriété, si bien qu’on oublie qu’il constitue, à la base, une réfutation de ces théories plutôt que leur illustration. Aussi le chat de Schrödinger est-il passé dans la postérité comme étant ce chat mort et vivant à la fois.
La théorie des univers parallèles, introduite par le physicien et mathématicien américain Hugh Everett en 1957, prend le contre-pied de ce paradoxe. Elle propose de décrire séparément les deux états superposés en leur donnant une double réalité qui semblait avoir été dissoute dans le paradoxe. Il existerait donc de nombreux mondes parallèles qui interagiraient entre eux et avec le nôtre. D’après cette théorie, il y aurait donc deux chats, l’un vivant, l’autre mort, qui font partie de deux univers différents.
Que le chat soit mort et vivant à la fois, ou mort dans un univers et vivant dans l’autre, c’est ce qu’on appelle ici une querelle byzantine. Car, au fond, la seule chose qui nous importe ici, c’est bien que notre monde, celui que l’on connaît et qui est géré par une grande et infaillible horloge, pourrait bien, au fond, être moins certain qu’on ne le pense. Que nous apprend donc l’expérience du chat à notre échelle libanaise?
Elle nous apprend que le monde n’est familier qu’en apparence, et que dans les coulisses de ce dernier cohabitent des univers multiples dans lesquels on pourrait également exister. On se croirait dans Twin Peaks. Mais tout n’est pas fiction. Dans la matinée qui succéda à la nuit du 28 au 29 mars, je me suis sentie en empathie avec le célèbre chat. Réveillée en sursaut à 7h20, pensant que j’avais largement débordé sur l’heure de mon réveil, je vais préparer mon café. Le temps d’aller à la cuisine, lancer la machine d’expresso qui toussote, bloque un peu puis redémarre en faisant couler son jus, puis de m’installer pour démarrer la journée café au bec, il était 6h30. Mon téléphone portable, qui s’était pourtant docilement aligné, comme chaque année, sur l’heure d’été, venait de faire un «switch» vers l’ancienne heure, comme un repentir, un aveu coupable d’avoir joué la dissidence par rapport à l’heure officielle.
Ne sachant à quel temps me vouer, j’avais effectivement décidé de m’aligner sur l’heure de mon université, c’est-à-dire sur l’heure d’été.
Ce décalage dans le temps en vertu duquel je pouvais, si l’on en croit la théorie des univers parallèles, être à la fois en train de m’habiller et de travailler dans mon bureau, de manger et de faire la sieste, de conduire et de travailler, etc. aussi cocasse qu’il puisse paraître, a tout de même quelque chose de perturbant. Quelqu’un sur les réseaux sociaux est allé jusqu’à donner à considérer que les problèmes de trafic routiers devaient à présent être résolus puisqu’on pouvait partir de Jounieh à 6h et arriver à Manara à 5h30. C’est là que, de toute évidence, prenant d’un coup conscience des méandres de l’univers, ma tête a «Schrödingé». N’a-t-on pas même dit qu’à l’aéroport, l’horloge des départs d’un côté et celle des arrivées de l’autre annonçaient deux heures différentes? Comme dans un film de Harry Potter, les sorciers d’un côté, les «Moldus» de l’autre s’engouffrent dans des dimensions qui n’ont de la réalité que les simulacres. Au-delà du portail, vous êtes quelqu’un d’autre.
Revenons à ce terrible matin où je fus prise au piège d’un flou temporel dans lequel il n’était ni 6h ni 7h, d’un espace entre deux horloges, d’une bande d’incertitude, certes incommode, mais surtout angoissante, d’une indécision, en soi problématique, à la fois pratique et existentielle. De quoi cette expérience est-elle révélatrice? D’un état d’esprit, certes, en plus d’un état de fait, dans lequel, plus profondément, on se trouve pris. Plus sérieusement, hormis les problèmes d’ordre pratique que l’affaire du passage à l’heure d’été a dû occasionner, la gestion de cette question parle plus profondément de l’espace indécisionnel qui se referme sur nous, dans un état de transition qui n’en finit plus entre nous et nous-mêmes. Sommes-nous morts ou vivants?
Nayla Tamraz
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