La danse orientale ou l'histoire d'une construction historique
À sa seule évocation, l’Orient fait se dérouler tout un panel de clichés qui lui sont rattachés: une chaleur lourde, des souks bruyants, des parfums de jasmin et de musc, des femmes sensuelles, des hommes virils, et… la danse! Située au carrefour d’approches politiques et sociales, fruit d’une hybridation de différentes techniques, la danse dite orientale évoque l’influence colonialiste mais aussi la recherche d’une identité propre et d'un vocabulaire chorégraphique particulier. Le terme «orientale» pose problème quant à sa signification: rappelons le chercheur Edward Saïd qui affirme que l’Orient est une construction historique de l’Occident, et aussi qu’il existe de nombreux styles de danses «orientales». C’est pour cela que j’aborde ce terme avec distance.

Petit aperçu de la danse orientale
La danse dite orientale se caractérise par des isolations des différentes parties du corps, tremblements, ondulations, port de bras arrondis, travail surtout au niveau des hanches et du bassin, jeux de rythmes (accélération/lenteur) et interprétation personnelle.

Il existe de nombreux styles dans l’ensemble de la danse orientale, qui diffèrent selon leur origine géographique et la musique qui y est rattachée. Sans vouloir faire une liste exhaustive, citons-en quelques-uns : le sharqi (le style le plus célèbre, mélange des influences européennes et locales), le shaabi (qui veut dire «du peuple», plus posé et ancré), le baladi (qui signifie «mon pays»), le saïdi (dansé avec une canne), le mélaya (danse très sensuelle avec un voile qui entoure la taille), la danse fellahi (danse de groupe inspirée du quotidien des paysans), le ghawazhe (danse d’origine tzigane aux mouvements de hanche rapides et saccadés), le khaligee (danse centrée sur les mouvements de jambes et de nuque/cheveux). Des créations plus récentes sont pratiquées comme le tribal (mélange de style de sharqi, africain...) et le Bellywood.

Les accessoires les plus utilisés en danse sont la canne, le voile, les ailes d’Isis (cape plissée ressemblant aux ailes, souvent tenues par des bâtons) et les sagattes ou zill (deux paires de petites cymbales d'un diamètre d'environ cinq à six centimètres placées sur les doigts), le tambourin ou même le sabre.

Mais en essayant de retranscrire l’histoire de cette danse, on se heurte à la fragilité des sources; l’histoire de la danse orientale est avant tout celle d’une construction historique.

Fragilité des sources
Il est très difficile de dire exactement comment et où la danse du ventre tire ses origines, et le manque de sources sur le sujet y est pour beaucoup: en effet, les ouvrages qui développent ce sujet sont peu nombreux, et dans le monde arabe, il n’y a presque pas d’écrits sur la danse, contrairement au foisonnement d’ouvrages sur la musique ou la poésie. (On peut citer le livre Les Prairies d’or de l’encyclopédiste et polygraphe arabe Mascûdî, conférant à cet art ses lettres de noblesse.) De plus, les informations qui viennent de l’«Orient» sont souvent orales, ce qui met en cause leur exactitude. Il reste les sources écrites qui sont les témoignages de voyageurs européens.

Influence de l’imaginaire orientaliste
Nombre de chercheurs et d’artistes européens vont ouvrir la voie, à partir de la fin du XVIIIe siècle et début du XIXe siècle, à l’engouement occidental pour l’Orient et à la naissance de l’orientalisme. En cristallisant sur cet ailleurs tous leurs fantasmes, il se compose alors une image enjôleuse et séduisante d’un Orient fantasmé, ne prétendant en aucune façon à l’exactitude. Dans cet imaginaire de l’Orient, la danse est en avant-scène dans l’éventail des fantasmes, évoquant à elle seule une atmosphère particulière.

Le spectacle de ces danseurs et danseuses forçait la fascination de certains, mais provoquaient aussi le rejet d’autres qui le critiquaient de manière virulente. Eux qui étaient habitués à la valse ou au ballet classique, pour qui hanches, épaules et région lombaire sont confinées dans une attitude contrôlée, la danse «orientale» est étonnante, voire choquante. Cette ambivalence de la réception, la danse dite orientale reste présente jusqu’à nos jours.

Ces témoignages européens, au-delà du fait qu’ils sont subjectifs, restent tout de même des fragments qui nous renseignent sur la danse orientale. Cette dernière est l’héritière d’un enseignement oral, et beaucoup d’artistes l’ont apprise en observant leurs aîné.e.s. Pourtant, au-delà de l’exotisme que les Européens attribuent à l’Orient, les habitants de cette région n’ont pas été totalement passifs et se sont approprié des éléments occidentaux dans leur danse pour en faire une part intrinsèque de leur identité, dans un phénomène d’autoexotisme.


Entre modernisation et autoérotisation
Le meilleur exemple est celui de la célèbre danseuse Badia Masabni. Cette Libanaise installée au Caire a créé le Casino Opéra, un des premiers lieux publics dédiés à ces spectacles, lieu mythique de la danse égyptienne qui ouvrira ses portes de 1926 à 1955, programmant des artistes cairotes talentueux comme le chanteur Farid el-Atrache, ainsi que les danseuses qui deviendront plus tard des références en danse: Tahia Carioca et Samia Gamal. Elle incluait dans la formation de ses danseuses les cours du chorégraphe américain Issac Dickson (samba, salsa, ballet classique, tango et carioca), ce qui va enrichir le vocabulaire de la danse locale.

Il va se créer un style communément appelé sharqi (qui signifie «oriental»), fruit de l’hybridation entre les danses traditionnelles et l’influence européenne. Il gagne en notoriété surtout grâce au cinéma égyptien des années 40 et 50 qui va le faire connaître du grand public. Le solo, auparavant simplement improvisé, va être mis en scène et chorégraphié, en véritable performance théâtralisée.

Entre réappropriation et autoexotisation, le sharqi n’est donc pas un pur produit de l’Orient, mais une forme hybride, conséquence d’une «transculturalité». C’est ainsi que la danse, produit soi-disant des basses classes sociales, va pouvoir devenir un art plus reconnu et élevé, illustrant une prise de pouvoir des artistes égyptiennes, une libération du corps de la danseuse qui peut s’affirmer en tant qu’artiste à part entière. Le succès de Badia Masabni et de ses élèves comme Tahia Carioca ou Samia Gamal, élevées au rang de stars, en est la preuve flagrante.

Un autre phénomène se met également en place afin de légitimer la danse, celui de créer un lien entre la danse dite orientale et des rituels religieux liés à la déesse mère (Isis, rites de fertilité…). Mais cet aspect reste difficile à authentifier du fait qu’il n’existe pas de preuves tangibles qui corroborent le lien entre danse et sacré.

Quant au costume, ce n’est qu’à cette époque que les danseuses adoptent des chaussures à talons et le fameux deux-pièces constitué d’une brassière et d’une longue jupe en voiles qui deviendront le symbole de la danse dite orientale. Mais il faut savoir que cette tenue était inspirée des costumes de la non moins célèbre Mistinguett, amie de Badia Masabni, et qui lui redonnait ses tenues de spectacle. Une lithographie de David Robert intitulé Ghawazee, Cairo (1842) nous donne une idée claire de ce qu’était le costume avant: pantalon bouffant, veste qui couvre les bras et les hanches, foulard noué sur les hanches, chapeau sur la tête, cheveux tressés avec des pièces d’or au bout, et les musiciens assis qui accompagnent leur spectacle.

Imaginaire féminin surdimensionné et pratique masculine dénigrée
Si les danseuses sont des figures que l’on retrouve le plus souvent dans les récits et les témoignages, il n’en demeure pas moins qu’elles n’avaient pas l’exclusivité de la scène de danse. Au contraire, il y avait (ce qui est toujours le cas) aussi des hommes qui dansaient, avec un statut professionnel, et de la même manière que les femmes. Ceci ne veut cependant pas dire qu’ils essayaient d’imiter ces dernières (comme l’ont cru, à tort, les voyageurs européens), mais que la danse est identique pour les deux sexes, et que seuls l’interprétation et certains éléments du costume faisaient la différence.
Dans les cours ottomanes, entre le XVIe et le XIXe siècle, les écrits font part de la présence de jeunes hommes se produisaient devant des publics généralement masculins : les koçek en Turquie (du turc, «jeunes danseurs») et les khawals (de l’arabe, «homme efféminé») dans le reste du Moyen-Orient. Ces garçons étaient tolérés, voire recherchés, et ne posaient pas de problème d’ambiguïté culturelle ou genrée.

Mais en se penchant sur la perception de cette danse réalisée par des hommes, on s’aperçoit que si certains spectateurs accueillaient ces artistes comme une nouveauté à explorer, une face de l’exotisme à découvrir, d’autres considéraient – à tort – que ces danseurs n’étaient que des parodistes qui imitaient les pratiques féminines. Plus encore, voir des hommes danser pousse certains dans une zone d’insécurité où leurs valeurs imposées par l’hétéronormativité, le rejet de l’homosexualité et une morale prude sont bousculées.

La réception de la danse dite orientale était, et reste mitigée: les hommes tout autant que les femmes font, jusqu’à aujourd’hui, face à des réactions diverses du public, entre adulation et rejet, entre critique cinglante ou appréciation véritable. On reproche aux hommes d’être pris dans un état de mollesse et par extension de décadence, ou alors de se rapprocher d’une figure androgyne ou hermaphrodite. Quant aux femmes, elles seraient trop sensuelles, voire provocatrices, tentatrices (Ève, où te caches-tu?) On remarque aussi que si la demande est élevée pour les cours de danse dite orientale, les artistes déplorent en revanche un manque de représentation sur scène et autres hauts lieux de diffusion. Mais la danse orientale trouve tout de même grâce aux yeux d'une partie du public qui admire la liberté de ce corps qui se meut, de cette sensualité, de ces prouesses fluides ou saccadées, de cette énergie tout à la fois touchante, étincelante, excitante, transcendante.

 
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