L’étrange sarabande des couleurs chez Sigrid Glôerfeldt
L’artiste-peintre franco-suédoise Sigrid Glôerfeldt est également libanaise d’adoption. Elle adore Beyrouth où elle a résidé durant plusieurs années à la rue Trabaud ; son atelier se trouvait à la rue d’Arménie du quartier Mar-Mikhaël. En 2009 elle a exposé à la galerie Running Horse du quartier de la Quarantaine. Elle expose actuellement au Palazzo Contarini-Polignac de Venise du 7 au 27 avril 2023. Par amitié pour le Liban, elle nous a demandé de rédiger le texte qui suit pour les besoins du catalogue de l’exposition vénitienne.

QUAND LA PEINTURE SE FAIT PARCOURS INITIATIQUE

La première impression est déroutante. Le regard arrive difficilement à oublier l’intensité de la couleur blanche sur laquelle semblent se détacher des formes entremêlées qui rappellent celles des taches d’encre du célèbre test psychologique de Rorschach. Mais plus la référence au Rorschach se consolide et plus s’impose la conviction qu’on se trouve face à l’expression artistique d’un parcours initiatique, à travers l’univers étrange de ces formes du Sens qu’on appelle «symboles».

Tout est symbolique dans les œuvres de cette artiste franco-suédoise qui mêle, sans pouvoir les faire fusionner, la lumière rasante du ciel du Nord et l’éclat aveuglant de la luminosité méditerranéenne.



Présent partout, le blanc forme la trame de l’œuvre de Sigrid Glôerfeldt, rappelant le fond doré des icônes byzantines. Le peintre Kandinsky, pour qui le problème des couleurs dépasse de loin celui de l’esthétique, disait : «Le blanc est comme le symbole d’un monde où toutes les couleurs se sont évanouies. Le blanc, sur notre âme, agit comme le silence absolu … Ce silence n’est pas mort, il regorge de possibilités vivantes… C’est un rien plein de joie juvénile, un rien avant toute naissance, avant tout commencement». On ne saurait décrire en de meilleurs termes… l’aube. Au commencement du jour, du monde et du temps, quand le chant du coq déchire le silence de la nuit, quand nous parvient l’écho lointain des bruits du monde, quand les premières lueurs de ce qui n’est pas encore luminosité se faufilent à travers nos paupières à demi-fermées, nous sentons monter en nous un indicible sentiment fait d’un mélange de douloureuse nostalgie et de douce angoisse. Pourvu que ça dure crie notre âme qui savoure ces instants privilégiés de sa propre intériorité où elle a l’illusion que son propre mystère la protège de l’hostilité du vaste monde.


C’est peut-être ce qu’exprime la peinture de Sigrid Glôerfeldt. Du blanc au blanc, toutes les teintes du noir tentent de cerner les formes insaisissables des premiers instants. Puis, de l’écheveau inextricable des mailles jaillit un éclair de couleur. Une séquence biographique se laisse appréhender, qui commence par la douceur des bleus et se termine par la fraîcheur des jaunes, en passant par la tendresse du vert et la douce chaleur des camaïeux de rouge-orange.

Ces œuvres racontent un parcours où le blanc, comme symbole de l’ambivalence, constitue le fil directeur. Le blanc livide a une valeur négative, celle des linceuls, celle des revenants, celle des ombres diaphanes du monde des morts, celle du cheval blanc du songe, porteur de mort, auquel succèdent les blancs chevaux des divinités solaires que l’homme ne peut fixer sans éblouissement. Mais le blanc a aussi valeur positive, celle de l’initiation aux mystères, des rituels sacrés, de l’auréole des saints, ou de la révélation.



Quant au jaune, étape actuelle de la quête de Sigrid Glôerfeldt, il est la plus chaude et la plus expansive des couleurs. Intense et violent jusqu’à la stridence, il est difficile à éteindre et déborde toujours des cadres où on voudrait le contenir. Jadis, chez les Aztèques, Huitzilopchtli le dieu du soleil de midi était représenté en bleu et en jaune. Le couple or-azur, à l’image des rayons du soleil qui traversent l’azur des cieux, manifeste la puissance de l’au-delà.

C’est toute cette quête d’intériorité, à la frontière de ce qui n’est pas encore, que Sigrid Glôerfeldt veut sans doute raconter par ses immenses panneaux qui nous invitent, non à les contempler dans un moment d’admiration esthétique, mais qui s’offrent à nous comme autant de miroirs des instantanés de notre âme. L’émotion esthétique devient alors silence apaisé du bout de la nuit.
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