Dire Beyrouth, complexe comme l’amour
©Crédit photo : Gracia Bejjani
Tu l’aimes ton Liban, me dit l’amie. Ses mots sursautent sous ma peau comme pierres hantées de vide. Le pays serait compagnon, l’amour d’une vie. Elle dit ton et me fait posséder le Liban. Il n’est plus géographie, mais demeure nomade, en moi intériorisé. Son territoire me serait corps. Je m’en suis éloignée en l’emportant, le portant, comme tortue et coque. Ses montagnes, sa mer, la mobilité de ses couleurs préservent mon sang. Sa langue, mon chant primaire. Pays comme souffle ne lâche pas. Je reviens.

Naïve, je pensais pouvoir quitter. Chaque retour me retrouve ici et avant, au passé encore et pourtant si présente. Mon petit pays, une terre resserrée, déployée comme espace et temps. Comment dire le quotidien immédiatement reconnu, ressenti sans buter contre les clichés ? Parler, écrire sans le goût d’une man’ouché1 en bouche, sans le sourire innocent des gens? Et leurs phrases qui revigorent, toutes faites, plus que polies tant elles sont douces : tfadaleh2na’iman3... marhaba4... Me perdre dans ce familier, par bribes retrouvé. Lieux obliques comme fragments parcourus. Je reviens. Dans cette distance et son impossible. Ce qui s’impose à chaque retour: je suis d’ici et là-bas. L’existence suspendue dans l’entre-deux toujours. Comme une exagération pour qui ne connaît pas l’exil.

Je suis née dans un pays aux singularités éclatées. Pays morcelé et robuste par la diversité de ses forces, dressé haut comme la foi. Simple et multiple. Si je l’aime? Mon Liban m’a sanglée de ses paradoxes. L’énigme d’une liberté verticale, face aux obstacles. Née dans la grâce d’une capitale d’avant-guerre, Beyrouth encordée à mes cellules. Une ville mémoire, trace d’une autre époque. Beyrouth, ma légende, champ d’apprentissage de nos enfances.

Dire Beyrouth, ses odeurs; complexe comme l’amour. Raconter nos humbles jeux de rues; ferveur du sacré dans les plus minuscules cailloux touchés, ramassés. Me sentir en paix à Beyrouth seulement; elle m’a pourtant confrontée à la guerre. Ses débuts. Le premier départ. Ma capitale, lieu de réconfort, point de gravité. Je reviens. Respirer quelques secondes les mouvements, les bruits, comme bascule et permanence. Je suis d’ici.

Beyrouth, ma ville débridée. Hasards de rues sans trottoir, sans feux; désordre de béton et de vacarme. Ses routes animées m’enchantent encore. Profusion de voix et de couleurs. La nature si spontanée qu’elle semble sauvage, ses microjungles disséminées en ville. Les pans de végétation, ployés comme révérences vertes, déclarent à ma place mes pudiques je t’aime. Beyrouth, ville en dépit de ses paradoxes. Dans toutes les autres, je suis touriste. Intéressée, émerveillée mais à distance. Partout ailleurs, je suis en visite, alerte, en garde en dépit du civisme normé, de la paix.

Je l’aime comme cet amour absolu, solide que l’on porte aux parents. Ses sentiments orageux et évidents, leurs agitations au gré des crises, secousses de la vie. L’attachement qui se passe de critères. Je reviens au pays. Me fondre dans son authenticité, déconcertante esthétique du quotidien. Scènes d’attente dans cette lumière qui décale le drame. Sans temps. La grâce banale des chaises en plastique qui traînent sur des bouts de trottoir. Leur mystère. Les trottoirs n’ont ni début ni fin. Beauté brute, sans règle ni livre. L’écriture est dans la chaux de ces immeubles accidentés. Les rideaux déchirés giflent les façades d’un vent doux, comme susurrer dans la chair des… je t’aime. Je l’aime mon Liban, m’en défends et l’aime; même mouvement fou.

Je reviens. Me déplace avec lenteur dans Achrafieh. Je me vois piétiner comme dans ces rêves réalistes, corps et imaginaire mêlés. J’accepte de me perdre, sans chercher à me dégager de cette emprise. Silhouettes des rues, les habitants d’Achrafieh sont des marcheurs, dans un pays où l’on marche peu: eux font tout à pied, me dit l’autre amie, ma Libanaise. J’acquiesce, bêtement fière de cette appartenance fantôme. Tu les aimes, ces inconnus qui traversent, je me dis.


Achrafieh, archétypale pour avoir été ma première ville. Ma maison natale comme véritable origine. Ma ville, les mots embraquent toujours les connotations des premières fois, comme l’amour scellé à nos histoires adolescentes.

Gracia Bejjani 
Site web de Gracia Bejjani: www.graciabejjani.fr
Page YouTube de Gracia Bejjani: youtube.com/c/graciabejjani

[1] man’ouché: pain au zaatar (thym sauvage) typiquement libanais, se mange au petit-déjeuner ou en street-food

[2] tfadal, tfadaleh : se dit pour inviter une personne à rentrer, à rejoindre un repas…

[3] naïman: se dit après la douche, le coiffeur, tout ce qui est en rapport avec l’eau. Vient de «grâce»

[4] marhabaun bonjour qui souhaite aussi la bienvenue, exprime l’accueil
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