Les liens soyeux entre Lyon et le Liban
©Conférence à l'ESA d'Isabelle Moulin
La directrice artistique de l’association Silk me Back, Isabelle Moulin, Chevalier des Arts et des Lettres, dont le travail se concentre sur la thématique des liens soyeux entre Lyon et le Liban, a donné le 13 avril, à l’ESA (Ecole supérieure des affaires), en partenariat avec Mon Liban d’Azur, une conférence intitulée «les liens soyeux franco-libanais: un patrimoine commun à reconjuguer ensemble au futur composé». C’est comme si Isabelle Moulin était venue, selon ses mots, «réveiller une belle dormante», à savoir le musée de la soie de Bsous, après trois années de fermeture. Et, coïncidence étonnante, non loin de la salle de conférence, se dresse la villa rose construite en 1847 par les frères Portalis, fondateurs de la première filature au Liban. Propriété de l’Etat français, elle fait aujourd’hui partie intégrante du campus.



Muséographe spécialisée dans le domaine de la soie, du textile et du patrimoine industriel, Isabelle Moulin, qui a grandi dans une famille lyonnaise de soyeux et d’artistes qui remonte au XIVe siècle, raconte son cheminement professionnel. Au lendemain de la catastrophe de Fukushima, en 2011, elle crée l’association Silk me Back. En charge du Silk in Lyon, le grand rendez-vous annuel de la soie de la région, Isabelle Moulin met en place en 2022 un partenariat avec la Biennale d’Art contemporain de Lyon dont la thématique est «Manifesto of fragility».

Devant un public captivé, Isabelle Moulin explique l’origine du motif Jacquard, emblème de l’inventivité lyonnaise: «Reconnue internationalement comme l’ancêtre de l’ordinateur, l’application de la théorie du binaire a tout d’abord été déclinée sur les rubans perforés de Basile Bouchon (inventeur du métier à tisser semi-automatique), reprise par Joseph Marie Jacquard pour être ensuite hybridée au métier Jacquard, considéré comme le premier outil de la Révolution Industrielle. Cet encodage en 1.0 d’un dessin textile constitue en lui-même un très bel outil scénographique, mais aussi graphique puisqu’il est devenu la signature du Silk Me Back sur de nombreux supports.»

Elle revient sur le défilé qui a eu lieu le 22 octobre 2022 à Lyon, aux usines Fagor, espace de la Biennale d’Art: «Les tissus ont été déclinés aux trois couleurs du Liban, créés spécialement pour l’événement. Pendant la performance, mise en scène par Silvano Voltolina, j’ai offert au public un aperçu de la richesse des liens soyeux franco-libanais. Les trois derniers modèles du défilé ont été créés d’après le «Lampas aux perdrix» de Philippe Lassalle, offert en 1918 par les soyeux lyonnais à l’émir Faysal alors qu’il était en route pour la Conférence de la Paix à Paris. Ce cadeau diplomatique cachait les relations ambivalentes et les promesses non tenues durant la Conférence qui a forgé le paysage géopolitique d’aujourd’hui. Raison pour laquelle, dans un second temps, le défilé a dérapé, et les trois pièces ont été déchirées par les jeunes danseurs. Mais aussi en résonance aux temps sombres que traverse le Liban et à la thématique de la Biennale, Manifeste de la fragilité. Les pièces déchirées ont été recréées et vendues aux enchères lors d’une soirée de gala caritative organisée par Mon Liban d’Azur à l’Intercontinental Lyon, au profit de l’association du père Hani Tawk, afin de venir en aide aux victimes de l’explosion au port de Beyrouth.»



Pour la petite histoire, Isabelle Moulin raconte que les grands chirurgiens lyonnais se faisaient embaucher clandestinement chez les brodeuses pour leur emprunter les secrets des ligatures et des sutures qu'ils adaptèrent ensuite à la chirurgie contemporaine. Ce que confirme un médecin présent parmi le public.

Les liens soyeux entre Lyon et le Liban remontent au XVIIIe siècle avec un intérêt pour le ver à soie et plus particulièrement le mûrier, «cheval de Troie de la pénétration lyonnaise au Proche-Orient qui reste un phénomène spécifiquement libanais», ajoute-t-elle. Ces échanges séricicoles se sont mutuellement nourris au gré de la crise de la pébrine, mais aussi des transferts commerciaux entre le Mont Liban, le Var, la Corse et les Alpes-Maritimes.

Sous l’impulsion de la Chambre de commerce de Lyon, des transferts de compétences techniques se sont instaurés avec l’investissement de grandes maisons de soieries et des banques lyonnaises, mais aussi sous l’égide des jésuites dont le premier séminaire deviendra l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. La période faste de la soie libanaise s’épanouit entre 1840 – où l’on construisit la première soierie – et 1912, sachant que l’industrie de la soie représentait près de 45% de l’économie libanaise. Durant la Première Guerre mondiale, les mûriers, qu’on appelle «arbres d’or», au-delà du fait de nourrir les vers à soie et d’offrir un excellent bois de chauffage, furent arrachés pour faire fonctionner les locomotives.


Une nouvelle cartographie soyeuse se dessine aujourd’hui loin de la Chine qui fut tout de même le premier pays à développer l’élevage du ver à soie. La muséographe explique: «Les problèmes de pollution et d’urbanisation en Chine font qu’il y a de nouveaux pays qui prennent le relais pour la production de la soie, tels que le Brésil, et spécifiquement autour de Sao Paolo où une grande communauté de Japonais s’est installée. Il y a un climat propice à la sériciculture et on y fabrique de la soie de très grande qualité. D’ailleurs, les grands groupes de luxe comme Hermès ont investi au Brésil. Le marché du luxe, qui se porte très bien aujourd’hui, est exigeant en termes d’excellence. D’autres pays, comme l’Inde, l’Ouzbékistan ou le Vietnam, ont aussi une très haute qualité de soie.»

Par ailleurs, le monde est confronté à de nouveaux enjeux tels que le réchauffement climatique nuisible à la sériciculture. À cela, Isabelle Moulin répond: «Comment réagir aux enjeux climatiques sinon par le biais des procédés technologiques, à savoir l’intelligence artificielle? Les plus audacieux vont investir dans la recherche et tirer leur épingle du jeu.»

Les liens soyeux franco-libanais correspondent, au-delà de la dimension affective, à des enjeux contemporains: «Il ne s’agit pas de relancer la sériciculture au Liban, mais de se réapproprier ce qu’on a délaissé et oublié, de projeter sur les magnaneries un éclairage valorisant, de créer une dynamique, et c’est le bon moment. Nous envisageons d’écrire un livre sur les liens soyeux entre le Liban et Lyon qui paraîtra en fin d’année 2023», ajoute-t-elle, tout en rappelant que deux métiers à tisser provenant des collections de l’Ecole Municipale de Tissage ont été offerts en 2004 par la ville de Lyon au musée de la Soie de Bsous. Michel Rodarie, à l’époque Président de Soierie Vivante, a accompagné les métiers et les a remontés à Bsous.

Musée de Bsous

Ne voulait-elle pas, depuis bien des mois, réveiller la «Belle dormante» de Bsous, attendant le moment opportun de venir, à travers les allées de fleurs et de plantes aromatiques, à la rencontre des gardiens d’un exceptionnel patrimoine libanais, pour retisser les liens desserrés?

Isabelle Moulin découvre l’imposante magnanerie de Bsous, fondée par la famille Fayad en 1901, et rachetée, alors qu’elle était en ruine, par Alexandra et Georges Asseily, en 1972. Avec le début de la guerre en 1975, la magnanerie a été ravagée et occupée par les troupes syriennes, et une partie des mûriers détruite. Il a fallu que les paysagistes Thierry Huau et Françoise Lenoble Prédine découvrent, en 1990, la magnanerie – alors qu’ils travaillaient aux bains romains de Beyrouth – et présentent à la famille Asseily un avant-projet comprenant un jardin public, pour susciter l’enthousiasme d’ouvrir un musée de la Soie et de créer l’association Mémoire et Développement avec Mona Issa. Ce n’est qu’en 1998 que la magnanerie a été restaurée et que les terres, longtemps abandonnées, ont été remises en état et reconverties en un magnifique jardin botanique, avec le soutien de Françoise Lenoble Prédine.

En 2001, lors du IXe Sommet de la francophonie au Liban, un colloque intitulé «Ainsi soie-t-elle» a eu lieu au musée de Bsous, retraçant l’histoire du développement de la sériciculture au Liban et la relation avec la ville de Lyon. Ce fut alors le début d’une série d’activités culturelles.

Le musée de Bsous expose les étapes de la production, du papillon aux impressionnants métiers à tisser, ainsi qu’une grande variété de pièces anciennes ou contemporaines provenant de la Route de la Soie. Et c’est l’occasion de revivre une époque fondamentale de l’histoire du Liban. Dans un pays qui, peu à peu, se délite, où la culture continue de s’imposer comme un acte de résistance, le musée de la Soie de Bsous, fermé depuis 2020, rouvrira ses portes au public et aux écoles le 2 mai 2023.

 
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