Le tango argentin, qu’est-ce?
Un bal aux accords de bandonéon et de violon, des couples qui marchent élégamment enlacés, des jeux de jambes occasionnels, nous voilà dans une milonga, un bal de tango argentin. Avant de nous élancer dans cet univers, une précision importante: «tango» désigne plusieurs formes rythmiques, styles de danses et chants, que l’on retrouve aussi bien en danse de salon qu’en flamenco. Le tango dit argentin que je développe dans cet article, est un genre musical, un chant et une danse. Cette dernière est sociale (mais va également devenir une danse de scène) et s’exécute à deux, une danse d'improvisation où les deux partenaires marchent ensemble vers une direction impromptue à chaque instant. L'essentiel du tango dansé tourne autour de l'abrazo, la façon de se tenir embrassés des tangueros.as (danseur.se.s de tango); un partenaire (traditionnellement l'homme) guide l'autre (traditionnellement la femme), qui suit en laissant aller naturellement son poids dans la marche, dans une négociation permanente de l’axe qu’ils maintiennent tous les deux. Dans cette marche, les trois styles les plus répandus sont:
- le style dit «milongero»: fondé sur une les manières de danser des vieux milongueros (danseurs de milonga), ce style, répertorié par Suzanna Miller, se danse dans le stricte respect de la ligne de bal, en abrazo fermé. Si le répertoire des pas ainsi que l’amplitude des déplacements sont quelque peu limités, la recherche de jeux rythmiques et la valorisation de la sensualité sont, en revanche, mis en avant.
- le style dit «de salon» ou «nuevo»: d’abord mis au point musicalement par le compositeur Astor Piazzolla dans les années 60, la danse qu’il inspire est un tango plus dynamique, plus sensationnel que le style milonguero, et d’une plus grande richesse chorégraphique. Il se danse avec un abrazo généralement plus ouvert.
- Le style «fantasia» ou «de spectacle»: il désigne le style de tango que l’on retrouve dans les spectacles ou les compétitions, et dont la difficulté technique et les envolées acrobatiques sont très poussées, avec des éléments tirés d’autres danses, comme la danse classique. Les règles du bal ne s’appliquent pas à ce style du fait de sa pratique sur scène.
Il existe un véritable débat autour des styles tango milonguero et tango nuevo, illustrant clairement une tension irrésolue entre une mémoire gestuelle que l’on considère comme authentique (style milonguero) et sa remise en question par les générations successives (style nuevo). Mais si cette tension génère des sentiments d’appartenance ou de rejet de la part des danseur.se.s selon le style défendu, elle témoigne du caractère vivant du tango qui ne cesse de passionner!
Construit autour de la marche, cette danse ne requiert pas de propriétés corporelles spécifiques, mais une maîtrise du centre et une conscience aiguë du corps du partenaire, ce qui l’ouvre à n’importe quelle personne désireuse de la pratiquer. Cependant, il s’est développé des codes de bal très précis destinés à rendre l’expérience de la milonga plus agréable dont voici les plus importants: les couples évoluent en cercle, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, en ne se mettant à l’intérieur du cercle que pour faire des figures sur place; on invite par la mirada (regard) et la partenaire accepte par le cabeceo (mouvement de tête) ou refuse en détournant le regard; on ne danse généralement qu'une tenda (enchaînement de 4 morceaux) et chacun peut regagner sa place pendant la cortina (petit intermède avec un autre type de musique).
Comme genre musical, le tango englobe trois formes sur lesquelles se dansent traditionnellement les pas du tango: tangos, milongas (qui désigne aussi bien le bal, le type de danse et la musique) et valses. Car le tango s’est particulièrement développé autour de l’importance de la danse aux dépens de la musique et du chant qui ont longtemps été construits «pour faire danser».
Origines du tango
Le tango est né dans le creuset multi-culturel du Rio de la Plata (estuaire sud-américain à la jonction entre l'Uruguay et l'Argentine) à la fin du XIXe siècle, dans les quartiers pauvres des immigrés. En effet, dans ces ports et barrios (quartiers), habite une population hétéroclite: on y retrouve descendants d’esclaves, anciens gauchos, paysans marginalisés par la seconde révolution industrielle mais aussi créoles et indigènes, et un grand nombre de travailleurs immigrés européens (espagnols, italiens, français, allemands…) venus tenter leur chance dans ce nouvel eldorado argentin. Voilà que se dessine déjà ce que va être le tango – un mélange entre habanera cubaine, candombe africain, danse gitane et chanson italienne…
Il prend ses premières formes dans les maisons closes (différentes des bordels, ce sont des grandes maisons confortables pour les clients riches, avec femmes, musique, nourriture, boissons, jeux de société, etc.), comme le raconte l’écrivain Jorge Louis Borges. Inspirés par les compadres (voyous et chefs de bande) qui font la loi et qui dansent une forme première du tango, les habitués de ces maisons ou bals de rue exécutent des pas rapides et suggestifs, démontrant un tango aux origines «canyengues», un tango canaille de mauvais garçons. Héritier de la populaire et métissée milonga, danse spécifiquement argentine qui s'élabore entre 1870 et 1890, le tango danse au rythme de la flûte, du violon, parfois du piano, auxquels s’ajouteront plus tard la guitare puis le bandonéon, qui remplacera cette dernière et s’imposera comme l’instrument majeur du tango argentin.
Mais le peuple rejette le tango au début à cause de ses origines infâmes, le considère indécent et, pendant longtemps, la plupart des gens – notamment les femmes – renoncent à le danser. Il faut attendre son exportation à Paris pour qu’il trouve enfin ses lettres de noblesse. Approuvé et réorganisé dans la capitale française, il s’y renouvelle avec la jeunesse des beaux quartiers parisiens, perd les cortes (figures qui suspendent les mouvements de danse), typiques des compadres, et son caractère scandaleux pour se transformer en une sorte de promenade voluptueuse. Ce succès mondain lui ouvre une nouvelle ère: celle d’une danse de salon, d’un art adopté partout et par tou.te.s, celle d’une véritable «tangomania» qui s’étend dans toute l'Europe, et… en Argentine.
Peu à peu la fièvre du tango contamine toute la ville de Buenos Aires : on le danse dans les bals, les guinguettes, et les premiers Orquestas típicas (orchestres dits «typiques», de musique qui se veut traditionnelle) se forment. Au début du XXe siècle émerge ainsi ce qu’on appellera la Guarda Vieja, interprètes qui vont réglementer la musique et se faire gardiens de la tradition. La danse se codifie au fur et à mesure en générant des figures de plus en plus sophistiquées, les interprètes se professionnalisent, et des academias, qui deviendront plus tard des salles d'enseignement et de pratique du tango, commencent à fleurir.
Dans la première décennie du XXe siècle, le tango prend une tonalité musicale plus sombre et plus mélancolique, languissante et triste, tant et si bien que le poète et compositeur argentin Enrique Santos Discépolo le définit ainsi: «Le tango est une pensée triste qui se danse.» Pourtant, après des années de triomphe, le tango se démode petit à petit autour des années 1930. Dans les années 1960, l’esprit tango est renouvelé sous l’impulsion du compositeur Astor Piazzolla (tango nuevo), qui n’a pas dédaigné flirter avec le jazz et le rock, tandis le tango traditionnel souffre d’un important déclin, face aux rythmes et mouvements enjoués de ces nouvelles tendances. Mais c’est surtout à partir des années 90 que le tango revient à la mode sous l’impulsion de différents spectacles comme Tango Argentino, et se danse partout dans le monde.
Une danse multiculturelle
«Ceux qui disent que vous ne pouvez pas danser le tango si vous n’êtes pas argentin se trompent. Le tango est une musique d’immigrants, il n’a pas de nationalité», assurait le danseur de tango argentin Carlos Gavito. Et il ne croyait pas si bien dire!
La danse tango originale est un mélange de styles issu du brassage de cultures présentes dans la région du Rio de la Plata, devenant synonyme de «la musique des immigrés», mais aussi celle des quartiers pauvres, des anciens esclaves, des compadres, etc. C’est un véritable bricolage qui emprunte et assemble des parts de cultures musicales et dansées, des postures, des mouvements voire des rituels d’invitation ou des codes vestimentaires. La sociologue Ana Jaramillo l’atteste et met en avant le caractère transculturel du tango: «C’est ainsi que notre culture s’est nourrie des apports de la population indigène, laquelle s’était hybridée à son tour avec les peuples européens et leurs esclaves africains avec leurs propres cultures.» Les éléments du tango – et la danse en premier – sont à la fois le reflet et le vecteur de la diversité et du dialogue culturel, cet art ayant conquis le monde.
«Argentinité» et tango
Mais ce mélange hétéroclite de coutumes et de croyances s’est mué en une identité culturelle caractéristique, comme c’est affirmé dans l’article de l’Unesco pour la reconnaissance du tango argentin au patrimoine culturel immatériel. En effet, tout d’abord, le tango est dit «argentin», alors qu’il est né dans la région incluant l’Uruguay. Ensuite, syncrétique et codifiée, la culture de la milonga (bal tango) s’est peu à peu construite en se référant au modèle argentin, considéré comme authentique. Les danseur.se.s font même une sorte de pèlerinage à Buenos Aires pour apprendre le tango, pour le perfectionner, pour aller à ce qui est considéré comme la source du tango véritable.
On va jusqu’à accorder la priorité au tango porteño (originaire de Buenos Aires) qui est, selon l’ethnomusicologue Ramón Pelinski, «un tango territorialisé, culturellement et géographiquement enraciné dans sa propre histoire et dans son lieu de naissance», contrairement au tango nomade qui voyage de pays en pays, adopté par les cultures qui le reçoivent. Selon le docteur en anthropologie Hernán Morel, le tango est même progressivement intégré à la politique touristique de Buenos Aires en argument marketing (aux côtés de la Cordillère des Andes ou de la viande) et va jusqu’à servir de catalyseur pour la fabrication d’une identité «argentine» (qui néanmoins s’avère foncièrement plurielle et métissée). Pour cela, les institutions se sont efforcées de brider le caractère nomade de cette danse pour mettre en avant son origine rioplatense comme gage d’authenticité.
Si le tango est perçu comme foncièrement argentin, sa circulation permanente voit le développement d’une multitude de scènes déterritorialisées avec tout ce que ceci apporte de nouveauté, de remise en question ou d’adaptation. Malgré l’ancrage profond dans sa racine «argentine», malgré l’esprit communautaire que cela engendre, le tango se danse partout, de Baltimore à Singapour, de Beyrouth à Paris. C’est ainsi que la culture tango vibre toujours jusqu'à être adoptée aujourd’hui par toutes les nationalités et finalement être inscrite le 30 septembre 2009 au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
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