EXCLUSIF: Première interview de Dima Abdallah avant la sortie de son nouveau roman
L’auteure de Mauvaises herbes, premier roman aux multiples prix, a fait l’honneur à Ici Beyrouth d’accorder sa toute première interview sur Bleu Nuit à paraître le 6 janvier chez Sabine Wespieser. Rencontre avec Dima Abdallah dans son quartier de Ménilmontant, à Paris, où prend place ce récit hors norme, véritable initiation à l’humanité.



Le narrateur, un journaliste quinquagénaire reclus chez lui depuis des années, ne tolère que deux dates: celle où il est né et un certain 21 mars 2013. Car il s’est engagé dans une guerre sans merci contre sa mémoire: il veut tout oublier de ce qu’il a vécu auparavant, sans qu’on ne sache où, pourquoi, ni quand. Sortir réveille chez lui de profondes crises d’angoisse, alors il y a renoncé. Il parvient un certain temps à faire croire à sa rédaction qu’il couvre les événements simplement en puisant dans sa culture générale.

Pourtant tout bascule en ce solstice de printemps. Quelques jours avant, il a reçu un appel l’informant du décès d’Alma, la seule femme qu’il ait jamais aimée. Le 20 mars, date de l’enterrement, il s’habille avec soin mais se rend compte qu’il est incapable de franchir le seuil de la porte. Au lieu de cela, il astique de fond en comble son appartement. Le 21 mars à l’aube, après s’être écroulé, il claque la porte de chez lui et jette les clés dans une bouche d’égoût. Dès lors, son domicile devient la rue.

L’impossible guerre à la mémoire

«Dans ce deuxième roman, j’ai l’impression d’avoir poussé à l’extrême les obsessions du premier: le fait de se sentir en marge, la solitude, l’exil intérieur, et surtout une mémoire en ruine avec laquelle il faut composer», confie Dima Abdallah.



Cet homme se jette à la rue comme si c’était un salut. Plein de tocs, il instaure de nouveaux rituels: chaque jour de la semaine se passera dans une rue, dont le nom n’est jamais anodin. Rue des Partants, rue du Repos, rue du Retrait évoquent la mort qui le hante; rue des Pyrénées, rue des Amandiers convoquent quant à elles quelque chose de poétique. Chacune sera ponctuée de rencontres hebdomadaires avec une figure du quartier, dans ce périmètre autour du cimetière Père Lachaise – toujours une femme, dont le prénom rime avec Alma, son amour disparu.

«Quelle que soit la fiction, il y a toujours énormément de l’auteur dans un roman. Pas forcément de son expérience personnelle, mais je crois que l’on met beaucoup de soi dans ses personnages. (…) Je suis restée un an sans écrire avec celui-ci en tête. À un certain moment, il est devenu urgent de me mettre à coucher sur papier toutes ces phrases qui venaient toquer à ma porte. Tous les écrivains ont des obsessions. Cette mémoire en ruine me rappelle la mienne, avec laquelle il faut composer, essayant parfois de la faire taire mais qui reste latente», explique l’auteure quarantenaire née au Liban, émigrée en 1989 à Paris.


Car on ne livre pas une guerre à sa mémoire. Vouloir oublier c’est déjà se souvenir. On va suivre ce narrateur dans une descente aux enfers inéluctable où évidemment, la rue va le rattraper tout comme sa mémoire. Même s'il ne tombe pas dans la précarité tout de suite, et vit un temps sur ses économies, se répétant sans cesse: «Je ne suis pas un habitant des trottoirs, je suis seulement de passage.»

Il se persuade qu’une fois que la rue aura brûlé tout ce qu’il y a à brûler dans sa mémoire – le beau comme le laid, le beau étant encore plus dangereux –, il pourra mourir pour renaître. Alors il partira. Il ira revoir la mer. La vraie mer, pas celle de Cabourg; «celle qui est bleue». Cependant, le lecteur sait bien que cette entreprise est vouée à l’échec. Au fil de ses rencontres avec ces femmes, qui lui rappellent d’autres femmes de son enfance, des éclats de souvenirs ressurgissent.

De par les prénoms des femmes appartenant au passé, on comprend peu à peu qu’il vient de l’autre côté de la Méditerranée. Pourtant, il gardera son mystère jusqu’au bout. On découvrira la géographie de ces fameux fantômes qui le hantent à la fin lorsqu’il passera rue du Liban – effectivement située dans ce quartier – jusque-là soigneusement évitée. Le barrage tombera au moment où il rencontrera Layla, rue du Retrait; c’est alors qu’il confessera tout de cette couleur bleu nuit qui le hante.

D’une solitude à une autre

«Cet homme vit dans le deuil d’une femme et d’une vie. C’est un quinquagénaire qui doit renaître à un âge où c’est très difficile. Il ne vit pas seulement un exil géographique mais aussi intérieur. C’est un homme 'à côté', qui va à la rencontre de personnes 'à côté'. Un 'cassé', qui va vers des femmes cassées. Il passe les premiers mois pensant s’être libéré de son enfermement, néanmoins il recrée un espace fermé. J’ai voulu pousser la solitude à l’extrême. Cet homme va retrouver une partie de lui-même dans la rue. Il va à la rencontre de ses propres souffrances, de sa solitude, en allant vers des figures très seules», poursuit Dima Abdallah.

Dima Abdallah

Ces femmes lui témoignent de la tendresse. La jeune Ella va lui offrir un croissant tous les mercredis, Emma va lui donner un manteau par une fraîche soirée d’avril. Des gestes fraternels, qui vont raviver sa mémoire. «Je crois que l’amour, c’est le contraire de l’oubli; un vrai révélateur. Kundera parle de la mémoire poétique. Il suffit que cette mémoire soit un peu réactivée pour que le reste se réactive», souligne l’auteure.

Non seulement il n’arrive pas à oublier, mais sa mémoire est exceptionnelle. Les carnets qu’il tient et qui font comme irruption entre les chapitres sont là pour le dire. Des paragraphes entiers, à la virgule près, lui reviennent, en écho à son vécu. «Parce qu'écrire, c’est le contraire d’oublier. Ce roman peut paraître d’un romantisme un peu désuet et je crois que c’est son point fort. La forme est au service du fond, et comme mon personnage est «à côté», on peut sentir à certains moments que cette écriture n’est pas de son époque. Je l’assume complètement», ajoute-t-elle.

«Cet homme est un peu un poète, finalement, très torturé car il veut vivre. Un personnage sombre et lumineux à la fois, plein de nuances et, quelque part, il tient beaucoup à la beauté de la vie. C’est un profond idéaliste. Beaucoup de cassés, de marginaux ne sont pas des désespérés. Ce sont des rêveurs, des gens pleins d’espoir qui tendent vers un idéal et se confrontent au mur de l’absurdité de nos existences. La seule réponse que j’ai face à ce mur, dont parle Camus et bien d’autres, c’est le geste créatif. Je crois que c’est seulement par cette petite révolte que l’on arrive à se confronter au monde. À y trouver une place. Écrire est une manière de quitter la réalité tout en s’y enracinant. C’est un exutoire en même temps qu’une profonde appartenance au monde. Voilà ce qui est magique», conclut l'auteure.
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