Pas un pays arabe où ne couve un conflit interne! Le principe étant la confrontation, les périodes d’apaisement ne sont que des trêves imposées par l’écrasement de l’adversaire ou l’épuisement des protagonistes. La faute en est à nos sociétés qui, ayant copié le modèle de gouvernement «à l’occidentale», n’ont pas assimilé la notion de
Pourquoi une guerre civile au Soudan et pourquoi en Syrie un conflit qui, quoique interrompu, risque de repartir de plus belle au premier retrait des forces d’intervention étrangères? On peut se poser la même question quant au Liban, qui vit un petit répit et dont les histoires moderne et contemporaine ne furent qu’affrontements et antagonismes étalés sur des décennies, même si ponctués de cessez-le-feu et d’armistices.
Que serait la Jordanie si une autorité vigilante n’y exerçait des frappes dissuasives à l’encontre des sources de menaces potentielles? Il faudrait se résoudre à l’idée que dans le monde arabe le principe réside dans la confrontation violente et que c’est le succès des armes qui génère des laps de paix civile, ces exceptions à la règle générale de belligérance ininterrompue. Ainsi, dans nos parages, les périodes d’apaisement ne sont que des trêves, des intermèdes imposés par l’écrasement de l’adversaire ou l’épuisement des protagonistes, à moins d’être dictés par le concert des nations.
C’est à croire que certains pays de la région MENA ne peuvent faire mieux. Et l’on a tort d’évaluer leurs prestations à l’aune des valeurs démocratiques qui font la spécificité du monde occidental et des pays de l’Atlantique Nord.
Les guerres civiles accoucheuses de régimes politiques.
L’exception libanaise
Dans tout pays arabe, il y a une guerre civile qui couve, qui attend son heure. Le Liban n’échappe pas à cette fatalité, avec cette différence «qu’au plus fort des combats, on y négocie» (1). Henri Jalabert s.j., fin connaisseur de nos idiosyncrasies, a souligné la préférence de nos états-majors pour le compromis et leur répugnance à opter pour l’épreuve de force décisive. Ce ne semble pas être le cas en Syrie, où l’on entend réduire l’adversaire sans laisser de place aux concessions et accommodements. Gérard Chaliand (2) n’avait pas manqué d’observer que, malgré l’existence de milieux éclairés, la tradition, qui continue de prévaloir entre Damas et Alep, exige que le vainqueur l’emporte sans partage (3).
Mais en dépit de cette différence, le pays du cèdre n’échappe pas à la règle selon laquelle la violence régit la compétition au niveau de l’État. Ce qu’a cherché à noter Dominique Chevallier qui, prenant en considération les traits fondamentaux de la société du Mont Liban au XIXᵉ siècle, comme le milieu familial et villageois, l’agriculture méditerranéenne de montagne, le fisc ottoman ou la législation musulmane, se demandait si la permanence de ces traits ne vouait ladite «société à une évolution agitée mais très lente» (4). Laquelle agitation semble, d’après cet auteur, dépendre de la démographie, cette «première mesure qui permet de repérer le dynamisme des différentes communautés, dans leurs rapports avec l’extérieur comme dans leur mouvement interne, dans leur situation géographique» (5).
Ces leçons tirées de l’histoire du Mont Liban peuvent valoir pour le Liban dans ses frontières de 1920, si l’on a à considérer son siècle d’existence dans les réussites, les dissensions et le tumulte.
Querelle d’identités?
Commentant le livre de Samir Kassir (6) sur notre conflit civil, Frank Mermier avait considéré que ce dernier «contredisait l’idée courante selon laquelle la guerre du Liban qui a éclaté en 1975 était constituée de “plusieurs guerres”. Il avait, en outre, déclaré que cet ouvrage avait mis en exergue l’idée de “cycles de guerres” ou de “guerres hybrides”». Des propos qui ne sont pas sans rappeler la fameuse formule d’une “guerre pour les autres”, forgée par Ghassan Tuéni, pour définir les affrontements fratricides dont le Liban fut le théâtre (7).
Or bien avant Samir Kassir et autres glossateurs, Kamal Salibi avait cherché à tirer les leçons de la guerre des deux ans (8). Il avait cru pouvoir dire que ce conflit civil, qui nous ravagea en 1975 et 1976, tournait autour de la définition de l’identité du Liban. Celui-ci était-il un pays arabe, et jusqu’à quel point? D’après lui, si les chrétiens, les maronites principalement, ne voulaient voir dans leur pays qu’un foyer chrétien ouvert sur le monde occidental, les musulmans en général exhibaient une solidarité sans limites avec les causes arabes, et quelque part au détriment de la souveraineté nationale libanaise. L’identité nationale était à ses yeux d’observateur la pomme de la discorde.
Si l’on admet qu’en son temps, Salibi avait eu grosso modo raison, est-ce à dire que son explication vaut toujours? Difficilement! Car les querelles ont changé d’enjeu: que de renversements d’alliance et de convictions chambardées! Qui aurait cru en 1975 que le slogan de l’arabisme allait faire place nette à celui de wilayat al-faqih comme vecteur de mobilisation des populations insatisfaites?
La paix civile n'est qu'un répit entre deux rounds.
Plutôt un prétexte!
«Choisir le prisme de la violence politique pour analyser le Moyen-Orient n’est en rien nouveau» (9), a-t-on pu dire. Mais s’est-on jamais demandé s’il n’y aurait, au-delà des idéologies antagonistes, des intérêts de classe et des identités irrépressibles, d’autres explications à nos conflits internes? Et si les slogans qu’on a toujours brandis n’étaient que des prétextes à querelle ou des alibis?
Un coup d’œil sur les Grecs de l’époque classique pourrait nous éclairer. Pour nous comme pour eux, la guerre est naturelle, étant l’expression normale de la rivalité qui préside aux rapports entre groupes «jaloux de leur indépendance et soucieux d’affirmer leur suprématie». Cette «conception agonistique» de l’homme du Levant aurait probablement ses racines ancrées dans l’éthos héroïque de la Jahiliya, époque des poètes chevaliers ‘Antar et al-Muhalhal par exemple, comme dans les pratiques institutionnelles de l’époque mamelouk, largement reconduites à l’époque ottomane (10)?
C’est que nous n’avons pas assimilé la polis et son organisation judiciaire pour «arbitrer et régler au nom de l’État les rapports entre les divers groupes familiaux; il n’existe pas de frontière nette séparant la vengeance privée et la guerre au sens propre. Entre des vengeurs partant en représailles pour faire payer un crime de sang, une razzia de bétail, un rapt de femme et une expédition guerrière, la différence tient à l’ampleur des moyens, à l’étendue des solidarités mobilisées, mais les mécanismes sociaux et les attitudes psychologiques sont les mêmes […]/ Ainsi la guerre dans ce contexte […] n’apparaît que comme un aspect, parmi d’autres, des échanges interfamiliaux, une des formes que revêt le commerce entre groupes humains, à la fois associés et opposés.» (11)
Ayant copié le modèle de gouvernement «à la franca» (12), mais n’ayant pas intériorisé la notion de polis, nos sociétés vont poursuivre leur itinéraire sanglant. Nos populations ne vont pas cesser de s’entretuer, qu’importe le prétexte!
Youssef Mouawad
[email protected]
1- Henri Jalabert, Un montagnard contre le pouvoir: Liban 1866, Dar El-Machreq, 1975, p. 5.
2- Gérard Chaliand, «Changer de régime à Damas ne réglera rien», Le Monde, 28 mai 2013.
3- Youssef Mouawad, «Frappe mais écoute», L’Orient-Le Jour, 16 juillet 2013.
4- Dominique Chevallier, La Société du Mont Liban à l’époque de la révolution industrielle en Europe, Geuthner, Paris, 1971, p.27.
5- Ibid., p. 28.
6- Samir Kassir, La Guerre du Liban. De la dissension nationale au conflit régional, Karthala, Paris, 1994.
7- Yara Abi Akl, «Relire Samir Kassir pour compléter le devoir de mémoire», L’Orient-Le Jour, 10 novembre, 2018.
8- Kamal Salibi, Crossroads to Civil War, Caravan Books, 1976, pp. 159-162.
9-Pierre Blanc, Jean-Paul Chagnollaud, Violence et politique au Moyen-Orient, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2014, p. 247.
10- Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, (dir. Jean-Pierre Vernant), Mouton & Co, Paris-la Haye, 1968, pp. 10-11. Ces deux pages citées sont si éclairantes que le lecteur ne m’en voudra pas de les avoir plagiées.
11- Ibid.
12- «À la manière occidentale.» Expression péjorative remontant au XIXᵉ siècle et communément usitée dans les échelles du Levant.
Pourquoi une guerre civile au Soudan et pourquoi en Syrie un conflit qui, quoique interrompu, risque de repartir de plus belle au premier retrait des forces d’intervention étrangères? On peut se poser la même question quant au Liban, qui vit un petit répit et dont les histoires moderne et contemporaine ne furent qu’affrontements et antagonismes étalés sur des décennies, même si ponctués de cessez-le-feu et d’armistices.
Que serait la Jordanie si une autorité vigilante n’y exerçait des frappes dissuasives à l’encontre des sources de menaces potentielles? Il faudrait se résoudre à l’idée que dans le monde arabe le principe réside dans la confrontation violente et que c’est le succès des armes qui génère des laps de paix civile, ces exceptions à la règle générale de belligérance ininterrompue. Ainsi, dans nos parages, les périodes d’apaisement ne sont que des trêves, des intermèdes imposés par l’écrasement de l’adversaire ou l’épuisement des protagonistes, à moins d’être dictés par le concert des nations.
C’est à croire que certains pays de la région MENA ne peuvent faire mieux. Et l’on a tort d’évaluer leurs prestations à l’aune des valeurs démocratiques qui font la spécificité du monde occidental et des pays de l’Atlantique Nord.
Les guerres civiles accoucheuses de régimes politiques.
L’exception libanaise
Dans tout pays arabe, il y a une guerre civile qui couve, qui attend son heure. Le Liban n’échappe pas à cette fatalité, avec cette différence «qu’au plus fort des combats, on y négocie» (1). Henri Jalabert s.j., fin connaisseur de nos idiosyncrasies, a souligné la préférence de nos états-majors pour le compromis et leur répugnance à opter pour l’épreuve de force décisive. Ce ne semble pas être le cas en Syrie, où l’on entend réduire l’adversaire sans laisser de place aux concessions et accommodements. Gérard Chaliand (2) n’avait pas manqué d’observer que, malgré l’existence de milieux éclairés, la tradition, qui continue de prévaloir entre Damas et Alep, exige que le vainqueur l’emporte sans partage (3).
Mais en dépit de cette différence, le pays du cèdre n’échappe pas à la règle selon laquelle la violence régit la compétition au niveau de l’État. Ce qu’a cherché à noter Dominique Chevallier qui, prenant en considération les traits fondamentaux de la société du Mont Liban au XIXᵉ siècle, comme le milieu familial et villageois, l’agriculture méditerranéenne de montagne, le fisc ottoman ou la législation musulmane, se demandait si la permanence de ces traits ne vouait ladite «société à une évolution agitée mais très lente» (4). Laquelle agitation semble, d’après cet auteur, dépendre de la démographie, cette «première mesure qui permet de repérer le dynamisme des différentes communautés, dans leurs rapports avec l’extérieur comme dans leur mouvement interne, dans leur situation géographique» (5).
Ces leçons tirées de l’histoire du Mont Liban peuvent valoir pour le Liban dans ses frontières de 1920, si l’on a à considérer son siècle d’existence dans les réussites, les dissensions et le tumulte.
Querelle d’identités?
Commentant le livre de Samir Kassir (6) sur notre conflit civil, Frank Mermier avait considéré que ce dernier «contredisait l’idée courante selon laquelle la guerre du Liban qui a éclaté en 1975 était constituée de “plusieurs guerres”. Il avait, en outre, déclaré que cet ouvrage avait mis en exergue l’idée de “cycles de guerres” ou de “guerres hybrides”». Des propos qui ne sont pas sans rappeler la fameuse formule d’une “guerre pour les autres”, forgée par Ghassan Tuéni, pour définir les affrontements fratricides dont le Liban fut le théâtre (7).
Or bien avant Samir Kassir et autres glossateurs, Kamal Salibi avait cherché à tirer les leçons de la guerre des deux ans (8). Il avait cru pouvoir dire que ce conflit civil, qui nous ravagea en 1975 et 1976, tournait autour de la définition de l’identité du Liban. Celui-ci était-il un pays arabe, et jusqu’à quel point? D’après lui, si les chrétiens, les maronites principalement, ne voulaient voir dans leur pays qu’un foyer chrétien ouvert sur le monde occidental, les musulmans en général exhibaient une solidarité sans limites avec les causes arabes, et quelque part au détriment de la souveraineté nationale libanaise. L’identité nationale était à ses yeux d’observateur la pomme de la discorde.
Si l’on admet qu’en son temps, Salibi avait eu grosso modo raison, est-ce à dire que son explication vaut toujours? Difficilement! Car les querelles ont changé d’enjeu: que de renversements d’alliance et de convictions chambardées! Qui aurait cru en 1975 que le slogan de l’arabisme allait faire place nette à celui de wilayat al-faqih comme vecteur de mobilisation des populations insatisfaites?
La paix civile n'est qu'un répit entre deux rounds.
Plutôt un prétexte!
«Choisir le prisme de la violence politique pour analyser le Moyen-Orient n’est en rien nouveau» (9), a-t-on pu dire. Mais s’est-on jamais demandé s’il n’y aurait, au-delà des idéologies antagonistes, des intérêts de classe et des identités irrépressibles, d’autres explications à nos conflits internes? Et si les slogans qu’on a toujours brandis n’étaient que des prétextes à querelle ou des alibis?
Un coup d’œil sur les Grecs de l’époque classique pourrait nous éclairer. Pour nous comme pour eux, la guerre est naturelle, étant l’expression normale de la rivalité qui préside aux rapports entre groupes «jaloux de leur indépendance et soucieux d’affirmer leur suprématie». Cette «conception agonistique» de l’homme du Levant aurait probablement ses racines ancrées dans l’éthos héroïque de la Jahiliya, époque des poètes chevaliers ‘Antar et al-Muhalhal par exemple, comme dans les pratiques institutionnelles de l’époque mamelouk, largement reconduites à l’époque ottomane (10)?
C’est que nous n’avons pas assimilé la polis et son organisation judiciaire pour «arbitrer et régler au nom de l’État les rapports entre les divers groupes familiaux; il n’existe pas de frontière nette séparant la vengeance privée et la guerre au sens propre. Entre des vengeurs partant en représailles pour faire payer un crime de sang, une razzia de bétail, un rapt de femme et une expédition guerrière, la différence tient à l’ampleur des moyens, à l’étendue des solidarités mobilisées, mais les mécanismes sociaux et les attitudes psychologiques sont les mêmes […]/ Ainsi la guerre dans ce contexte […] n’apparaît que comme un aspect, parmi d’autres, des échanges interfamiliaux, une des formes que revêt le commerce entre groupes humains, à la fois associés et opposés.» (11)
Ayant copié le modèle de gouvernement «à la franca» (12), mais n’ayant pas intériorisé la notion de polis, nos sociétés vont poursuivre leur itinéraire sanglant. Nos populations ne vont pas cesser de s’entretuer, qu’importe le prétexte!
Youssef Mouawad
[email protected]
1- Henri Jalabert, Un montagnard contre le pouvoir: Liban 1866, Dar El-Machreq, 1975, p. 5.
2- Gérard Chaliand, «Changer de régime à Damas ne réglera rien», Le Monde, 28 mai 2013.
3- Youssef Mouawad, «Frappe mais écoute», L’Orient-Le Jour, 16 juillet 2013.
4- Dominique Chevallier, La Société du Mont Liban à l’époque de la révolution industrielle en Europe, Geuthner, Paris, 1971, p.27.
5- Ibid., p. 28.
6- Samir Kassir, La Guerre du Liban. De la dissension nationale au conflit régional, Karthala, Paris, 1994.
7- Yara Abi Akl, «Relire Samir Kassir pour compléter le devoir de mémoire», L’Orient-Le Jour, 10 novembre, 2018.
8- Kamal Salibi, Crossroads to Civil War, Caravan Books, 1976, pp. 159-162.
9-Pierre Blanc, Jean-Paul Chagnollaud, Violence et politique au Moyen-Orient, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2014, p. 247.
10- Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, (dir. Jean-Pierre Vernant), Mouton & Co, Paris-la Haye, 1968, pp. 10-11. Ces deux pages citées sont si éclairantes que le lecteur ne m’en voudra pas de les avoir plagiées.
11- Ibid.
12- «À la manière occidentale.» Expression péjorative remontant au XIXᵉ siècle et communément usitée dans les échelles du Levant.
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