Le 3 mai 2023, les derniers regards rutilants de l’astre, perçant la grisaille du ciel nébuleux de Beyrouth, sonnait le glas d’une période faste de l’histoire musicale d’un pays martyrisé, que l’on appelait jadis pompeusement la «Suisse du Moyen-Orient». En ce jour crépusculaire, noyé dans une brumasse voluptueuse, les chrysanthèmes et les œillets embaumaient d'un effluve délicat les souvenirs nostalgiques de ce Liban d’antan. Un Liban paysan idéalisé, sublimé par le talent créatif et l’ingéniosité expérimentale d’Assi (1923-1986) et Mansour (1925-2009) Rahbani, la voix séraphique de Feyrouz (née en 1935), la remarquable intellection de la tradition musicale artistique levantine de Wadih el-Safi (1921-2013), les hybridations systémiques hétérogènes occidentalistes, imbibées toutefois du ferment du terroir rural libanais, de Zaki Nassif (1918-2004), mais aussi le patriotisme musical, loin de tout nationalisme, sectarisme ou confessionnalisme identitaire pernicieux, d’Élie Choueiri (1939-2023). En cette lugubre soirée du 3 mai, le silence se faisait opaque, les croches et les noirs ayant achevé leur ultime sarabande, et les soupirs ayant entamé leur assourdissante symphonie sempiternelle. Un des tout derniers albatros de la chanson libanaise a pris son envol vers la Gloire ineffable: Élie Choueiri s’en est allé pour trôner, de ses cimes, auprès des (autres) grands, l’Olympe de la musique levantine.

Le cierge s’est éteint et une nuit noirâtre a aussitôt empli le pays du Cèdre: la musique d’art authentique du Levant est en deuil. Face au projet progressiste consistant, depuis près d’un siècle, à profondément acculturer cette région du Moyen-Orient, Philimon Wehbé (1916-1985), Wadih el-Safi, Nasri Chamseddine (1927-1983), Sabah (1927-2014) et Élie Choueiri, pour ne citer que les plus illustres, ont pu tenir le cap. Ils se sont fièrement adonnés aux vertus créatives des règles grammaticales génératives traditionnelles musicales du Levant, enrichissant et anoblissant ainsi sa tradition musicale artistique monodique modale. Avec le départ d’Élie Choueiri, le Liban et le monde arabe perdent un de leurs démiurges, et la chanson libanaise sérieuse un de ses derniers piliers. «Le Liban avant tout!», avait affirmé le compositeur de Bektoub esmik ya bladi (J’écris ton nom, Ô mon pays), clairement ému, lors de son ultime entretien (accordé à l’auteur de ces lignes en juin 2021et publié par Ici Beyrouth). L’État libanais ne prendra toutefois pas la peine de décréter des jours de deuil national en son hommage, comme ce fut le cas pour la reine Elizabeth II d’Angleterre en 2022, le roi Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud d’Arabie Saoudite en 2015, le président égyptien Gamal Abdel Nasser en 1970 ou même le président syrien Hafez el-Assad en 2000. Pauvre Liban. Tes artistes ne t’appartiennent toutefois pas, ils appartiennent à toute l’humanité. Il est réservé au temps seul de révéler toute leur beauté et tout leur mérite.

«La musique commence là où s'arrête le pouvoir des mots», avait dit Richard Wagner (1813-1883). Ainsi soit-il. Face au silence honteux de l’État libanais, Ici Beyrouth rend, avec le pianiste Élie Barrak, hommage à celui qui a intaillé le nom de sa patrie sur le soleil qui ne se couche jamais, revient sur son ultime entretien médiatique, et dévoile l’ébauche de la dernière chanson qu'il avait composé durant cette rencontre.

 




 

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