En Syrie, une guerre de mille ans
 À quoi se livrent les ayatollahs et leurs pasdarans en Syrie? À quoi rime leur apostolat de missionnaires? En Orient arabe, on ne badine pas avec l’appartenance religieuse. Tôt ou tard, celle-ci se rebiffe.

Rien de moins! Et une guerre entre communautés confessionnelles dont les racines remonteraient à Karbala, en l’an 680. Car l’alliance que le régime syrien a nouée avec la République islamique d’Iran a ouvert la voie à une activité missionnaire sur son territoire national; en clair, à une propagande chiite duodécimaine dans une société à majorité sunnite.
Certes, le prosélytisme n’est pas une activité nécessairement périlleuse. Déployer un zèle dans le but de convertir des individus ou des groupes à une foi religieuse qui n’est pas la leur ne suscite pas toujours des réactions violentes dans des pays sécularisés. Qui n’a été abordé par de jeunes mormons dans les rues d’une capitale européenne? Que des jeunes gens de Salt Lake City veuillent prendre langue avec les passants ne va évidemment pas porter à conséquence, si l’on est à Londres ou à Amsterdam. En revanche, je n’oublierai jamais la réception véhémente qu’une ménagère de Jounieh réserva à des témoins de Jéhovah, qui avaient eu le tort de frapper à sa porte, pour l’entretenir de leurs convictions religieuses.
Imaginons le cas de figure où l’armée polonaise, ayant pris pied à Minsk, à la suite d’un retournement de situation militaire, se mette à propager la foi catholique, qui est la sienne, en milieu russe-orthodoxe! Mais pourquoi aller aussi loin? Imaginons que le Collège des sœurs antonines de Nabatieh, si bien intégré dans son milieu chiite, se mette en tête de convertir à la foi chrétienne les jeunes filles dont il assure l’éducation! Une guerre de religion, ce n’est pas beau à voir et comme si entre nous «frères humains» il n’y avait pas assez de prétextes pour s’entrégorger.
Le mausolée de Sitt Zaynab dans les environs de Damas.
Rappel des faits
Cela dit, à quoi se livrent les ayatollahs et leurs pasdarans en Syrie, ce pays censément gouverné par l’idéologie du parti Baas qui, pour transcender les divisions confessionnelles, prône la laïcité au niveau national? N’est-ce pas apporter de l’eau au moulin de ceux qui prétendent que le pouvoir en Syrie est aux mains de la Fatimiya siyassia (1) et que la communauté alaouite y est privilégiée au détriment des autres?
Dès les années 1990, et sous prétexte de restaurer des mausolées chiites comme ceux de Sitt Zeinab et d’Ammar bin Yasir, les Iraniens avaient lancé une politique rampante de conversion des populations qui résidaient dans le voisinage de ces lieux sacrés. Même que Jamil el-Assad, frère du président, s’était personnellement impliqué dans cette œuvre missionnaire à travers l'une de ses institutions qui fut très active le long de la côte de Lattaquié. Le rayonnement de ces sanctuaires et le tourisme religieux qui attiraient des pèlerins d’Irak, d’Iran et plus généralement des pays du Golfe, ne pouvaient passer inaperçus, même si l’entreprise menée n’allait accuser qu’un succès relatif et ne concerner que quelques milliers de néophytes (2). Elle suscita cependant une levée de boucliers: les autorités religieuses sunnites en vinrent à exiger, dès 2008, que le régime baasiste donne un coup d’arrêt à l’apostolat des missionnaires iraniens (3).
À partir de 2011
Si les choses étaient plus ou moins sous contrôle jusqu’en 2011, la guerre civile, les violences débridées et les déplacements de population allaient mettre le pays sens dessus dessous. Et le zèle missionnaire n’allait pas se démentir, d’autant moins que l’ambassade iranienne à Damas et son attaché culturel s’étaient dès le départ investis dans la propagation de la foi chiite en Syrie. Pour arriver à leurs fins, les responsables de la prédication n’allaient pas lésiner sur les moyens: incitations d’ordre financier, bourses d’étude dans les universités iraniennes, couvertures médicales, etc. (4) La misère prévalant, individus et groupes devaient songer en premier lieu à leur survie et allaient être tentés de se convertir dès qu’il y avait lieu de le faire ou que la nécessité s’en faisait sentir. En gros, sous couvert de rétablissement de l’ordre légitime et à la faveur du nettoyage ethnique, le prosélytisme s’était poursuivi et s’est amplifié parallèlement à la poursuite des opérations militaires.
Mais les chiffres et pourcentages qui nous parviennent, et qui sont en tout état de cause sujets à caution, laissent entendre que s’il y a désormais plus de cinq cents hawza en Syrie, on enregistre plus de conversions dans les rangs alaouites et ismaéliens que dans les rangs sunnites. À ce jour, le nombre de chiites duodécimains ne semble pas devoir dépasser les deux pour cent de la population générale (5), et les conversions s’opèrent principalement dans les zones périphériques comme les provinces de Deir-Zor et Idleb, la province d’Alep venant en troisième place et celle de Hama étant la plus récalcitrante (6).
Cependant, Malo Pinatel pense plutôt que l’entreprise de «chiitisation», comme il la désigne, a pour cible majeure la Syrie du Sud, la République islamique cherchant à uniformiser le paysage confessionnel en sa faveur. D’après lui, le processus mis à exécution se «traduit d’abord par une occupation de l’espace en termes religieux; le CGRI (Corps des Gardiens de la Révolution Islamique) gère des centres hybrides de recrutement et de conversion dans les zones où il opère, tout en déployant des organisations prosélytes, à l’image des scouts du Mahdi. L’occupation de l’espace médiatique vient compléter cette action, avec la diffusion locale de chaînes pro-iraniennes» (7).
Manoeuvres pour un Grand Remplacement.

Laissons les querelles religieuses assoupies
Cette croisade à rebours qu’entreprend l’Iran en Syrie n’aurait pour conséquence que d’ouvrir les portes de l’enfer. Elle ne fait qu’exprimer une pulsion instinctive et répondre à une exigence historique; ce serait une némésis ancestrale et ne représenterait qu’une mesure de réparation vu l’iniquité séculaire dont fut l’objet la communauté chiite.
Il n’empêche que si Bachar el-Assad a laissé faire, c’est qu’il était trop faible pour mettre le holà à cette «impudence», puisqu’ainsi ressentie par le pays sunnite profond. Son père n’aurait pas accepté une reconquête religieuse des consciences; il avait d’ailleurs fermé certaines institutions missionnaires, qui ne cachaient ni leur jeu ni la ferveur militante qui les animait (8). Hafez el-Assad savait que les populations dont il avait la charge pouvaient tout absoudre, massacres, répression et discrimination, mais que jamais elles ne pardonneraient les atteintes à la sacralité de la foi divine.
En Orient arabe, où le fait confessionnel est ethnicisé, on ne badine pas avec l’appartenance religieuse. Tôt ou tard, celle-ci se rebiffe.
Youssef Mouawad
[email protected]
1- Youssef Mouawad, «Croissant chiite et fatimisme politique libanais», Ici Beyrouth, 17 février 2023.
2- Une étude nous confirme que le nombre total des conversions au chiisme en Syrie entre 1985 et 2006 ne dépasse pas les 62 000 cas, la majorité d’entre eux appartenant à la communauté alaouite. On dénombre dans ce tas la conversion de mille cinq cents sunnites. Cf. Khalid Sindawi, Shi’ism and conversion to shi’ism in Syria, Interdisciplinary Center (IDC), Herzliya Lauder School of government, Diplomacy and Strategy Institute for Policy and Strategy, juillet 2008, p. 6.
3-Fabrice Balanche, «Communautarisme en Syrie: Lorsque le mythe devient réalité», Confluences Méditerranée, 2014/2, n°89, pp. 29-44.
4-Khalid Sindawi, op. cit., p. 19.
5-Une population, faut-il le rappeler, éclatée entre la Turquie, la Jordanie et le Liban.
6-Abdel Rahman al-Hajj, Al-Baas al-Chi’i fi Souriya, Beyrouth, 2017, pp. 232-233. Ces chiffres toujours sujets à caution concernent la période 1999-2007.
7-Malo Pinatel, «Syrie: les dessous de l’infiltration iranienne», Ici Beyrouth, 5 mai 2023.
8- Khalid Sindawi, op. cit., p. 5.
Commentaires
  • Aucun commentaire