Le Liban communautaire, mosaïque plutôt que mayonnaise
Nos communautés confessionnelles relèvent plus de la mosaïque que du
On a beau dire, on a beau faire, la mayonnaise n’a pas pris! Mais qu’est-ce que ces communautés religieuses et ces millets de Libanais (et de Syriens) qui vivent accolés depuis les premiers siècles de l’Hégire, pour ne pas remonter plus loin? Pourquoi n’ont-elles pas pris la voie des mariages interconfessionnels, recette unique pour s’amalgamer et se constituer en nation, une et indivisible? Cette endogamie (1) largement pratiquée à travers les âges est quand même désespérante! Pourquoi cette ghettoïsation alors que tous les ingrédients étaient réunis, et dès le départ, pour assurer le succès d’une fusion définitive et irrévocable entre les membres des confessions diverses? Et pourtant, le destin n’avait pas manqué de fouetter cette sauce froide à base de jaune d’œuf, d’huile et de moutarde. Mais même là, il n’avait pas réussi à la faire monter. En effet, l’histoire événementielle, économique ou militaire n’y avait pas été de main morte avec ces peuplades jalouses de leurs exclusivités et franchises, «coriaces et hérissées» qu’elles étaient: conquêtes, dévastations et conversions parfois forcées n’ont pu homogénéiser les populations du Levant. Même avec la Nahda (Renaissance), quand tous les espoirs étaient permis, les mentalités n’étaient pas arrivées à transcender les antagonismes communautaires (2).
En dépit de leurs dénégations, les protagonistes n’avaient probablement pas fait preuve de bonne volonté excessive et peut-être même n’avaient-ils fait que se gargariser d’un double discours spécieux pour s’accommoder, par ailleurs, du confort de leur double vérité!
Une sécuralisation pour aboutir à l'exalatation de la trinité ci-dessus.
Une mosaïque plutôt qu’un «melting pot»
En fait, nos groupes confessionnels à l’est de la Méditerranée relèvent plus de la mosaïque que du melting pot, ce creuset où divers éléments fusionnent pour créer une culture harmonieuse et commune. Mosaïque dans le sens d’assemblage de petits cubes multicolores pour former un dessin, c’est-à-dire une «œuvre disparate composée de pièces rapportées». Un morceau de céramique qui prendrait la place d’un autre ne serait pas à sa place et gâcherait l’économie de l’ensemble. Aussi sommes-nous condamnés à ne pas partager les mêmes lits, pour le cas où nous aurions eu l’idée de nous y confondre! Tout à l’opposé, nous sommes tenus de rester juxtaposés comme entités distinctes en souhaitant que vienne le jour où l’unité, sans contraintes ni arrière-pensées, serait enfin célébrée.
Mais, en attendant, et comme ce n’est pas le cas, nous allons tenter de vivre (ensemble?) sans heurts ni frictions, en évitant d’aborder les sujets qui fâchent. Ce qui n’implique pas qu’on doive, dans cette «mitoyenneté», baisser la garde. Une vigilance de bon aloi s’impose face aux empiétements de nos voisins immédiats, nos concitoyens si vous voulez savoir.
Le legs des sociétés fragmentées
On a pu dire que «lorsqu’on est excédé des valeurs traditionnelles, on s’oriente nécessairement vers l’idéologie qui les nie. Et c’est par sa force de négation qu’elle séduit, bien plus que par ses formules positives» (3). Et de fait, sur cette scène de la discorde où nous jouons nos misérables rôles, souvent à contrecœur, deux thèses principales s’affrontent:
Il y a, d’une part, celle des «idéologues», toutes tendances confondues (4), qui appelle à l’instauration de la laïcité comme régime. Et même si cela doit contredire la réalité tangible des clivages sociaux et faire violence aux droits acquis et privilèges ancestraux des communautés reconnues. C’est la rançon à payer, nous dit-on, la sécularisation étant la clé de l’unité de la nation!
D’autre part, il y a la thèse des «réalistes», ceux qui ne cherchent pas à nier l’évidence familière. Ceux-là refusent de se laisser abuser par le réformisme prôné par les «idéologues» qui, armés de leur volontarisme, croient pouvoir modifier l’ordre sociétal et l’ancrage des mentalités. Ces soi-disant «réalistes» admettent la formule du confessionnalisme politique comme un pis-aller: «une forme de consociationalisme en vertu duquel les postes les plus élevés de l’administration sont proportionnellement réservés aux représentants de certaines communautés religieuses». À leurs yeux de pragmatistes, tel modèle politique serait moins injuste dans la pratique quotidienne qu’un régime dominé par une majorité confessionnelle hégémonique, comme l’illustrerait la situation qui prévaut en Égypte.
Deux laïcistes de la première heure: Antoun Saadé et Michel Aflaq
L’État ou la société

On peut valablement avancer que les «idéologues» précités, ceux de «l’optimisme obligatoire» (5), ont contribué à la mise en œuvre du modèle syrien. Sur le bord opposé, se tiendraient les réalistes, ceux qui ne s’étaient pas fait d’illusions quant à la «réformabilité» de la société et qui ont établi le modèle libanais. Si l’on note cependant que ni dans un cas, ni dans l’autre, c’est-à-dire en clair que ni en Syrie ni au Liban, ne fut faite l’économie d’un conflit interconfessionnel, on doit se rendre à l’évidence que l’explication par l’art lapidaire, celui de la mosaïque, semble devoir l’emporter! En ce Levant arabe, les attaches primaires et les identités confessionnelles n’ont pas cédé face aux spéculations des réformistes et des affabulations des révolutionnaires.
Les plaies n’ont pas encore cicatrisé et les hostilités peuvent reprendre de plus belle dans un pays comme dans l’autre. Avec, cependant, cette différence qu’au Liban, c’est la société dans son chaos qui a eu le dessus alors qu’en Syrie c’est l’État qui jusque-là l’a emporté. Le régime de Bachar el-Assad n’y serait cependant pas arrivé sans l’appoint extérieur, et principalement celui des bombardiers Soukhoï mis à sa disposition par Vladimir Poutine.
Ainsi, il est entendu que ni la société ni l’État ne peuvent assurer l’apaisement aux populations malmenées et croupissant sous la menace. La malédiction pèse sur nos pauvres épaules. Mektoub, dirions-nous! S’accrocher au passé et perpétuer les petites guerres ancestrales, ou alors choisir les voies du renouvellement et de l’uniformisation sociale par la contrainte et la coercition? En d’autres termes, qui emporterait les suffrages, Béchara el-Khoury (6) ou Kemal Atatürk (7)?
On n’est pas sorti de l’auberge.
Youssef Mouawad
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1- Pratique qui fait que les membres d’un groupe social défini (tribu, communauté religieuse ou lignage), contractent exclusivement mariage à l’intérieur de ce même groupe. Cette consanguinité confessionnelle est aussi largement pratiquée en Orient arabe que décriée par les intellectuels.
2- Henry Laurens, L’Orient arabe, arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Armand Colin, Paris, 1993, p. 75.
3- E. M. Cioran, Histoire et utopie, Gallimard, 1960, p. 159.
4- À entendre par là ceux affiliés au PSNS, au parti Baas, au parti communiste etc. sans oublier les laïcistes de conviction pas nécessairement embrigadés dans des organisations formelles.

5- E. M. Cioran, op. cit., p. 161.
6- En dépit de son sens du compromis et de ses capacités manœuvrières, Béchara el-Khoury n’a pu abattre de manière définitive la menace du conflit civil irrémédiable. Il n’aura fait que reculer les échéances.
7- Atatürk a beau avoir déplacé et échangé des populations dans le but de constituer l’État-nation turc, son nettoyage ethnique camouflé reste inachevé. Le ghazi a laissé à ses successeurs le problème kurde qui ne peut être résolu militairement de manière décisive. Encore une source de conflits dont on ne voit pas l’issue.
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