Ma mère ne voyage pas sans emporter dans ses affaires nos «spécialités libanaises». Vingt kilos, au moins. Sa valise comme frigidaire regorge de couleurs et d’odeurs. Dans un sac en tissu, des feuilles de persil plat, lavées coupées hachées fin, prêtes à finir en taboulé. L’humilité brune du boulgour. Les petits concombres juteux, croquants. Une boîte de halawa aux pistaches. Le zaatar aussi et surtout! Noix de cajou, amandes, bezer… des sacs pressés sous vide avec les classiques des apéritifs libanais.
Libanais? C’est son argument pour glisser de nouveaux aliments tant que les 23 kg autorisés ne sont pas dépassés. Rajouter autant que possible avec la discrétion d’une voleuse altruiste, générosité excessive. Son seul dilemme: quantité ou variété? Pour emporter des morceaux du Liban dans sa valise, rappeler à sa fille les saveurs de ses origines, il faut bien un peu de tout. À Paris, l’huile d’olive n’a pas le même goût. Les concombres européens ne sont pas de vrais concombres. Les haricots secs plats, ne sont pas tout à fait des fassoulia. Quant aux pignons de pins, inégalables sont les pins du pays.
Préparer son voyage en France, c’est aussi et avant tout planifier les menus, comme pour une réception. Dresser des listes. Aliments ou ingrédients à emporter, plats cuisinés et soigneusement emballés en prévision du transport… Au contrôle des frontières, ma mère n’est jamais interpellée ni fouillée. Comment fait-elle pour y échapper, sans rien faire?
Alors qu’il a suffi à mon père d’un jour glisser un sachet de zaatar dans son sac pour subir l’interrogatoire d’un douanier scrupuleux, conclu par une sorte de jugement insensé. Monsieur, cette épice, vous en semblez si fier, mais, Monsieur, cette épice, c’est zéro valeur nutritive. La trimbaler avec vous en voyage, quel intérêt? Mêmes mots, même véhémence. Mon père raconte toujours la scène sur un ton offusqué: Tu imagines, dire ça de notre zaatar. Mais comment s’en passer, s’il voulait manger des manouché au Canada?
On ne touche pas impunément à notre zaatar. Ce douanier est idiot. On est tous d’accord sur ce point. On renchérit, raillant son ignorance culinaire. Complices. Sauf papa. Sauf récemment: à l’entendre rire enfin de cette histoire si souvent ressassée, je comprends que mon père a vieilli. Comme si la vieillesse avait radouci ce qui fut jadis vécu comme offense personnelle et nationale. Ce relativisme qui permet l’humour. Zéro, tu imagines? Il s’en amuse aujourd’hui, comme enfant d’une bêtise bénigne.
À chaque séjour de maman je proteste, hypocrite, condescendante. Alors qu’émerveillée par cette «caverne de mama». Comme si les aliments éparpillés parmi les vêtements étaient événement inattendu. Et nécessité. Sa valise aussi essentielle que la tendresse. Inépuisable. Ses plats comme gestes de douceur retrouvée. Maamoul, maakroune, samboussek el-zouk... ses pâtisseries faites maison; la maison, c’est elle.
Avons-nous la même mère, puisque nous certifions tous que «personne ne cuisine aussi bien que maman»? Puisqu’elles portent toutes les mêmes bagages en rejoignant leurs exilés d’enfants. Comme pour nous sauver d’une vie affadie sans nourriture maternelle. Avec elles, nous mangeons de nouveau. Mtabbal, laban-emmo, fatayer… les listes sont longues et à leur seule évocation, on capitule en les taquinant: on trouve tout à Paris!
Tout sauf les mains de nos mères, les yeux de nos mères. Leur odeur. Leur voix. Les mots de nos mères.
Gracia Bejjani
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