Season of Bitter Migration est une exposition présentant les œuvres d’art envoûtantes de l’artiste contemporain Rachid Diab à la galerie Barrak Naamani. On plonge immédiatement dans l’univers extraordinaire de la créativité de Diab, qui présente une collection d’émotions, d’histoires et de visions, reflet du parcours personnel de l’artiste qui a été contraint de fuir son pays d’origine, le Soudan, et s’est finalement installé en Espagne, où il a obtenu un doctorat en art et en littérature et a enseigné pendant vingt ans.
Peindre sans pouvoir s’en empêcher
Cette sélection d’œuvres est un symbole d’espoir au milieu du chaos de la guerre, et Rachid Diab entend combattre l’ignorance et le désordre dans la culture et l’art au Soudan. Toutes les œuvres ont été créées spécifiquement pour cette exposition, en 2023, car les travaux précédents de l’artiste ont été détruits pendant la guerre civile. Pour Diab, l’art, au-delà d’une profession, est de l’ordre de l’irréductible: «Je ne peux pas m’en empêcher», déclare-t-il. Sa peinture est très intuitive, une idée vague dans l’esprit, mais pas de croquis à proprement parler. «La peinture, c’est comme la marche. On marche tous les jours, ça devient naturel, on ne contrôle rien. On ne sait pas d’où ça vient et surtout on ne sait pas où on va.»
Intuitu personae, dans le cadre de cette exposition, son procédé créatif est intimement lié au fond de son propos sur les mouvances de migrations.
Les femmes et les couleurs
Ses sources d’inspiration sont plurielles et trouvent leur genèse dans la relation spéciale qu’il a eue avec sa mère en tant qu’artiste, «la première à avoir eu un impact réel sur sa création». Plus tard, il s’est rendu compte de la force et de l’impact beaucoup plus général des femmes dans le processus de guerre civile au Soudan. Il élabore beaucoup plus philosophiquement sur la dichotomie entre cette force féminine immense et leur obligation de subir le conflit «créé par des hommes».
Son médium d’expression est sans hésitation la couleur, qu’il décrit comme «une voie directe pour exprimer les émotions et l’énergie». Jonction conceptuelle du féminin et de la couleur, les courbes en aplats, mais aussi en transparence sont une référence directe à la tenue traditionnelle des Soudanaises, le thoub, et à l’orange d’un désert dont l’infini n’a d’égal que son uniformité. C’est bien la volonté de Rachid Diab de transmettre ce «rien», ce vide, qui caractérise par essence la migration vers un lieu inconnu. Ces femmes ne font pas que survivre, «elles prennent soin». Souvent, elles ont plusieurs professions à la fois, vendent du thé ou du café dans la rue ou sur la route. Toujours cette route, symbole du mouvement d’un lieu à un autre. On retrouve ces femmes en thoub aux couleurs éclatantes, dont les drapés sont soumis à la force du vent. Pour Diab, ce sont «des œuvres d’art mouvantes» en elles-mêmes; leur représentation est donc aussi une mise en abîme de leur silhouette qui s’en va.
Inclure le Soudan dans l’avènement de l’art arabe
Barrak est plus un critique d’art qu’un galeriste pour Rachid Diab, qui est toujours très touché par le voyage de Barrak au Soudan il y a trois mois. «C’est très important que des intellectuels libanais visitent le Soudan», c’est montrer une préoccupation pour ce pays profondément marginalisé sur la scène culturelle arabe et internationale. Diab cherche à exprimer le désarroi d’une population qui n’a plus d’option à part la fuite, incarnée dans «la souffrance et le vide».
L’importance de faire rentrer l’art soudanais sur la scène arabe réside dans le récit d’expériences partagées. En effet, la migration, loin d’être une exception soudanaise, est un lot commun de la région. Cette fuite sans certitude de retourner à ce qu’on a connu, où on a vécu, ce qu’on a aimé, c’est aussi notamment celle des Syriens et des Palestiniens. L’identification est évidemment un facteur important d’appréciation et de compréhension de l’art. En outre, il s’agirait de ne pas négliger le Soudan en tant que vivier de création important. Ibrahim el-Salahi, l’artiste arabe dont l’œuvre s’est vendue le plus cher, est soudanais. Il joue un rôle essentiel au sein de l’École de Khartoum du modernisme africain et du mouvement artistique Hurufiyya, où il fusionne les éléments graphiques traditionnels, tels que la calligraphie arabe, avec des expressions artistiques contemporaines, créant ainsi une identité arabe unique à la fin du XXe siècle.
Rachid Diab argumente également la nécessité plus philosophique d’élargir notre perspective vers «de nouveaux standards, un nouveau sang». L’artiste est d’ailleurs très heureux de voir le public surpris à la découverte de l’art soudanais, «stupéfait par cette vision nouvelle», et prend en exemple Goodbye Julia, long métrage de Mohamed Kordofani, le premier film soudanais à concourir au Festival de Cannes, dans la catégorie «Un certain regard», qui plaide pour la réconciliation des Soudanais et connaît un retour très enthousiaste de la critique. Barrak lui-même, après cinq jours au Soudan, admet avoir été réellement secoué par l’intensité créative sur place. Diab renchérit en expliquant que l’art, dans un contexte sociopolitique comme celui-ci, ne peut pas être détaché des émotions. Celles-ci sont par ailleurs directement liées aux souvenirs et à l’enfance, aux pillages, à la fuite. «Lorsque chaque élément de ma maison me manque et m’apparaît si clairement, que dire de tout un pays?»
Le récit plastique de Rachid Diab
La peinture de Rachid Diab est à la fois engagée et très personnelle, cathartique. Dans ses œuvres, il fait également le portrait d’une quête d’identité propre aux Soudanais, au milieu de ces tueries, bombardements et quartiers affamés. Établissant par ailleurs un miroir de son propre chemin interne, les toiles renferment la puissance d’un homme et d’un peuple, de son passé, de son présent, et de l’incertitude de son futur. Ce flou est exprimé plastiquement, «ils ne vont nulle part».
Rachid me dit que le langage ne lui permet pas de verbaliser toutes les émotions de l’éventail que le pinceau lui confère et m’invite à découvrir une nouvelle strate de compréhension, au-delà des mots, simplement en plongeant mes yeux dans le «récit des toiles». J’ai alors été marquée par la simplicité des coups de peinture, qui sont un écho perturbant à ce que Rachid décrit comme l’humilité d’un peuple qui laisse tout derrière soi. La facilité des traits épouse celle des fonds de toile, le désert, le flou, le vide. En fait, il n’y a pas de paysage, juste un carré ou un rectangle, sur chacune des œuvres, vers lequel les corps semblent aller. Cette forme est nette, mais encore plus vide que le paysage, encore plus éloquente d’incertitude.
Léa Samara
Pour en savoir plus, cliquez ici.
Cet article a été originalement publié sur le site de l'Agenda culturel.
Peindre sans pouvoir s’en empêcher
Cette sélection d’œuvres est un symbole d’espoir au milieu du chaos de la guerre, et Rachid Diab entend combattre l’ignorance et le désordre dans la culture et l’art au Soudan. Toutes les œuvres ont été créées spécifiquement pour cette exposition, en 2023, car les travaux précédents de l’artiste ont été détruits pendant la guerre civile. Pour Diab, l’art, au-delà d’une profession, est de l’ordre de l’irréductible: «Je ne peux pas m’en empêcher», déclare-t-il. Sa peinture est très intuitive, une idée vague dans l’esprit, mais pas de croquis à proprement parler. «La peinture, c’est comme la marche. On marche tous les jours, ça devient naturel, on ne contrôle rien. On ne sait pas d’où ça vient et surtout on ne sait pas où on va.»
Intuitu personae, dans le cadre de cette exposition, son procédé créatif est intimement lié au fond de son propos sur les mouvances de migrations.
Les femmes et les couleurs
Ses sources d’inspiration sont plurielles et trouvent leur genèse dans la relation spéciale qu’il a eue avec sa mère en tant qu’artiste, «la première à avoir eu un impact réel sur sa création». Plus tard, il s’est rendu compte de la force et de l’impact beaucoup plus général des femmes dans le processus de guerre civile au Soudan. Il élabore beaucoup plus philosophiquement sur la dichotomie entre cette force féminine immense et leur obligation de subir le conflit «créé par des hommes».
Son médium d’expression est sans hésitation la couleur, qu’il décrit comme «une voie directe pour exprimer les émotions et l’énergie». Jonction conceptuelle du féminin et de la couleur, les courbes en aplats, mais aussi en transparence sont une référence directe à la tenue traditionnelle des Soudanaises, le thoub, et à l’orange d’un désert dont l’infini n’a d’égal que son uniformité. C’est bien la volonté de Rachid Diab de transmettre ce «rien», ce vide, qui caractérise par essence la migration vers un lieu inconnu. Ces femmes ne font pas que survivre, «elles prennent soin». Souvent, elles ont plusieurs professions à la fois, vendent du thé ou du café dans la rue ou sur la route. Toujours cette route, symbole du mouvement d’un lieu à un autre. On retrouve ces femmes en thoub aux couleurs éclatantes, dont les drapés sont soumis à la force du vent. Pour Diab, ce sont «des œuvres d’art mouvantes» en elles-mêmes; leur représentation est donc aussi une mise en abîme de leur silhouette qui s’en va.
Inclure le Soudan dans l’avènement de l’art arabe
Barrak est plus un critique d’art qu’un galeriste pour Rachid Diab, qui est toujours très touché par le voyage de Barrak au Soudan il y a trois mois. «C’est très important que des intellectuels libanais visitent le Soudan», c’est montrer une préoccupation pour ce pays profondément marginalisé sur la scène culturelle arabe et internationale. Diab cherche à exprimer le désarroi d’une population qui n’a plus d’option à part la fuite, incarnée dans «la souffrance et le vide».
L’importance de faire rentrer l’art soudanais sur la scène arabe réside dans le récit d’expériences partagées. En effet, la migration, loin d’être une exception soudanaise, est un lot commun de la région. Cette fuite sans certitude de retourner à ce qu’on a connu, où on a vécu, ce qu’on a aimé, c’est aussi notamment celle des Syriens et des Palestiniens. L’identification est évidemment un facteur important d’appréciation et de compréhension de l’art. En outre, il s’agirait de ne pas négliger le Soudan en tant que vivier de création important. Ibrahim el-Salahi, l’artiste arabe dont l’œuvre s’est vendue le plus cher, est soudanais. Il joue un rôle essentiel au sein de l’École de Khartoum du modernisme africain et du mouvement artistique Hurufiyya, où il fusionne les éléments graphiques traditionnels, tels que la calligraphie arabe, avec des expressions artistiques contemporaines, créant ainsi une identité arabe unique à la fin du XXe siècle.
Rachid Diab argumente également la nécessité plus philosophique d’élargir notre perspective vers «de nouveaux standards, un nouveau sang». L’artiste est d’ailleurs très heureux de voir le public surpris à la découverte de l’art soudanais, «stupéfait par cette vision nouvelle», et prend en exemple Goodbye Julia, long métrage de Mohamed Kordofani, le premier film soudanais à concourir au Festival de Cannes, dans la catégorie «Un certain regard», qui plaide pour la réconciliation des Soudanais et connaît un retour très enthousiaste de la critique. Barrak lui-même, après cinq jours au Soudan, admet avoir été réellement secoué par l’intensité créative sur place. Diab renchérit en expliquant que l’art, dans un contexte sociopolitique comme celui-ci, ne peut pas être détaché des émotions. Celles-ci sont par ailleurs directement liées aux souvenirs et à l’enfance, aux pillages, à la fuite. «Lorsque chaque élément de ma maison me manque et m’apparaît si clairement, que dire de tout un pays?»
Le récit plastique de Rachid Diab
La peinture de Rachid Diab est à la fois engagée et très personnelle, cathartique. Dans ses œuvres, il fait également le portrait d’une quête d’identité propre aux Soudanais, au milieu de ces tueries, bombardements et quartiers affamés. Établissant par ailleurs un miroir de son propre chemin interne, les toiles renferment la puissance d’un homme et d’un peuple, de son passé, de son présent, et de l’incertitude de son futur. Ce flou est exprimé plastiquement, «ils ne vont nulle part».
Rachid me dit que le langage ne lui permet pas de verbaliser toutes les émotions de l’éventail que le pinceau lui confère et m’invite à découvrir une nouvelle strate de compréhension, au-delà des mots, simplement en plongeant mes yeux dans le «récit des toiles». J’ai alors été marquée par la simplicité des coups de peinture, qui sont un écho perturbant à ce que Rachid décrit comme l’humilité d’un peuple qui laisse tout derrière soi. La facilité des traits épouse celle des fonds de toile, le désert, le flou, le vide. En fait, il n’y a pas de paysage, juste un carré ou un rectangle, sur chacune des œuvres, vers lequel les corps semblent aller. Cette forme est nette, mais encore plus vide que le paysage, encore plus éloquente d’incertitude.
Léa Samara
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Cet article a été originalement publié sur le site de l'Agenda culturel.
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