Né à Alep, en Syrie, en 1985, Majd Kurdieh vit et travaille à Amchit, au Liban. Dans les locaux du journal Assafir à Beyrouth, Fann à porter, galerie d’art contemporain implantée à Dubaï et à Amman qui représente une sélection variée d’artistes émergents internationaux et régionaux, et ZAAT, plateforme multidisciplinaire créée pour promouvoir et renforcer les artistes et les designers, ont organisé, main dans la main, une exposition-rétrospective de l’œuvre de Majd Kurdieh.
L’univers de Majd Kurdieh
La pratique de Majd Kurdieh intègre la peinture – principalement la peinture à l’huile –, le dessin et la littérature en utilisant des figures récurrentes qui racontent une histoire, généralement porteuse d’une morale forte et d’une aura positive que l’artiste projette dans le monde. Les peintures de prime abord enfantines de Kurdieh intègrent en réalité de fortes techniques littéraires et de narration. Ces personnages fantasques semblent raconter une histoire qui se prolonge de série en série. Au cours des quatre dernières années, l’artiste a créé une véritable «galerie de personnages», dont les deux principaux sont les Fasaeen (mot arabe signifiant «minuscules»). Ils n’ont pas de bras, «car ils ne veulent rien prendre au monde, et que tout ce qu’ils veulent donner vient du cœur». Les histoires et anecdotes racontées à travers la représentation de ces personnages ne sont pas des moments ou des endroits spécifiques auxquels l’artiste fait référence, mais plutôt des histoires qui pourraient s’appliquer à n’importe quel spectateur, des métaphores. Ce procédé permet de laisser une certaine marge de manœuvre à l’artiste et surtout une place importante à l’interprétation personnelle.
Dans l’œuvre de Majd, les éléments négatifs, représentés par la pluie, un cactus ou encore une tempête, sont abordés avec légèreté et humour. Les Fasaeen, un garçon (Fasoon) et une fille (Fasooneh), sont systématiquement souriants, malgré le fait que leur monde est empli de haine, et généralement accompagnés de personnages animaliers. À leur propos, l’artiste dit doucement: «Je ne les ai pas créés ou inventés, mais je les ai découverts, comme les scientifiques qui découvrent de nouvelles espèces d’oiseaux dans des jungles inconnues. S’ils m’avaient permis d’écrire sur eux dans le livre de la nature, j’aurais dit: Ce sont des êtres qui aiment la lumière qui immerge.»
Le groupe de personnages se réunit pour former ce que l’artiste appelle The Very Scary Butterfly Gang («le gang des papillons très effrayants»). En utilisant ce paradoxe, Kurdieh aborde des sujets difficiles avec une immense douceur. Il explique que «lorsque la fragilité d’un papillon vous effraie, vous devenez indifférent aux rugissements d’un monstre, vous vous occupez à défendre les droits des gens, à conserver leur humanité». L’essence de tout son travail est un sens aigu de la protection humaine et la nécessité de mettre en lumière les droits et les besoins fondamentaux de l’Homme. Le gang effectue de petites tâches optimistes, comme enlever les épines de la terre et les remplacer par des fleurs, ou parler au soleil et à la lune. Le soleil se lève et se couche à sa guise, projetant un sentiment de liberté au spectateur. Voler des chagrins, telle est la tâche de cette bande au sourire éternel. Peut-être était-ce un sourire de joie, de colère ou de défi, mais certainement pas un sourire d’indifférence. «L’indifférence est la formule empoisonnée qui nous transforme en monstres», déclare Majd Kurdieh.
À première vue, les œuvres ressemblent à des dessins animés et sont perturbantes de simplicité. Cependant, après un examen plus approfondi, le spectateur est entraîné dans un monde complexe que l’artiste a réussi à simplifier, presque avec l’innocence d’un enfant. Très poétique et très sensible, Majd canalise les multiples couches de ses émotions pour créer un art profondément humain. L’ingéniosité de ses peintures et de ses dessins traduit la candeur de l’artiste et attire l’attention sur des questions qui, selon lui, méritent d’être représentées avec sincérité. Il s’inspire de figures de liberté telles que Mahmoud Darwich ou Ahmad Fouad Najm, auxquelles il rend hommage discrètement dans plusieurs de ses toiles.
Une rétrospective tout en progression
Cette exposition rétrospective incarne le cheminement de la création de Majd Kurdieh et son engagement indéfectible à faire comprendre l’expérience humaine de la tristesse, simplement.
Elle commence par The Land Needs Ironing (2014-2016), une série commencée au cours d’une décennie marquée par la guerre. En effet, peu importe le traumatisme qu’il porte, l’artiste l’exprime dans des ondes résolument positives. Il a choisi son pinceau comme arme, dépeignant des messages pacifiques, mais puissants. Soulignant les douloureuses lignes de faille créées par les bouleversements politiques, il parvient à soigner ce qui reste d’innocence, appelant les Shams («Soleils») et les Fasaeen à ouvrir la voie à des jours meilleurs. Fidèle à son nom, Voler la tristesse (2017-2018) met en scène «Le très effrayant gang des papillons en mission». Bien que son nom soit effrayant, le gang souhaite seulement remplacer la tristesse, qui peut souvent sembler aussi lourde et énorme qu’une baleine, par une plume qui aide à s’élever au-dessus des chagrins et des barrières qui nous séparent en tant qu’humains. La baleine flotte dans l’onde et ne paraît pas un fardeau; les Fasaeen dialoguent avec elle: «Knock knock, open your heart!»
Dans sa série Surrender to Love (2018), les personnages ne sont que douceur, au sens figuré comme au sens propre, puisqu’ils se sont débarrassés de leurs contours précédents, ces lignes noires caractéristiques des autres collections et, par défaut, de leurs confins. Ils s’abandonnent au plus grand des pouvoirs, l’amour. Un contraste saisissant est présenté dans Hold onto the Flower (2019), une série d’encre sur papier en noir et blanc. Les célèbres personnages sont restés les mêmes dans leur nom; cependant, ils apparaissent techniquement améliorés sur la toile, ce qui augmente la propension à exprimer des réalités complexes. Dans cette série, M. Mouse, pour qui rien n’est impossible et qui brandit le drapeau du soleil face aux tempêtes, se joint à eux. M. Éléphant, qui a un poisson à la place du cœur, entame une longue discussion avec son cœur, qui finit même par être plus gros que lui, puis il abandonne le monde et s’accroche à une fleur. Le gang ne fait que s’agrandir!
We Continue to Raise the Flag of the Sun (2020) voit l’arrivée du Cactus, qui sera central dans la suite de l’œuvre de l'artiste.
Watermelon Peace (2021) confronte l’agitation et les troubles croissants de l’humanité avec des représentations de l’amour inébranlable, de la croyance et de la découverte de la paix intérieure. Débordantes de lumière et de couleurs, les peintures exsudent une esthétique passionnée qui correspond à l’intensité du sujet traité. Le King of Watermelon est empreint d’un symbolisme éloquent: «If the gang is hungry, they would eat the crown». On sent que la politisation de l’œuvre de Majd Kerdieh devient de plus en plus assumée à mesure que l’on avance dans le temps.
L’amour est au premier plan dans la série One Wound, One Smile (2022) où deux forces opposées apparaissent comme des thèmes récurrents en antithèse: la blessure et le sourire. Si le chagrin est dépeint comme une inondation aux vagues déferlantes, la blessure est un mélange de nostalgie, d’espoir et de chagrin. Si la blessure apparaît clairement dans quelques tableaux, elle est silencieusement présente dans chaque détail, représentée par un pansement beige sur les personnages.
La nouvelle série de Majd Kurdieh réalisée en 2023 et intitulée The Wing of the Dream s’éloigne de ses œuvres précédentes, car elle se concentre sur la représentation des oiseaux d’une manière plus réaliste. Les oiseaux dans les peintures ne sont pas seulement censés représenter la liberté du vol mais aussi symboliser la fragilité de la vie et la nature éphémère de l’existence. Grâce à son utilisation de la couleur et de la texture, Majd crée une atmosphère onirique, brouillant la frontière entre la réalité et l’imagination. Fasooneh est le véritable leader de cette équipe, elle est représentée tantôt comme une mère, tantôt comme une cheffe, mais aussi, symboliquement, comme la ville ou le pays tout entier. Allégorie de Beyrouth, Fasoon s’adresse à elle: «I am rescued from death because your body is the city.»
La continuité entre toutes ces œuvres est sans aucun doute la transmission d’un message profondément positif, jouant avec une naïveté graphique au service de la philosophie de l’artiste, par cette équipe de petits personnages et animaux – ce qui n’est pas sans rappeler le processus créatif de Jean de la Fontaine dans ses Fables. On en ressort plein d’optimisme.
Léa Samara
Cet article a été originalement publié sur le site de l'Agenda culturel.
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