Oceano nox, les riches et les déshérités

Deux poids, deux mesures, même quand on fait appel à l’esprit d’aventure: à cinq naufragés fortunés, on dépêche un amiral, une flottille de garde-côtes et un détecteur top secret, alors qu’aux pauvres hères, on impose le silence, soi-disant pour ne pas gêner l’enquête!
Si l’Atlante est à la rescousse de Titan, c’est que nous sommes en pleine tragédie grecque (1), une tragédie qui s’est jouée sur les planches de l’Atlantique Nord. C’est en effet non loin des côtes canadiennes que le vaisseau l’Atlante de l’Ifremer (2) s’est porté au secours d’un submersible égaré, le Titan, qui faisait du tourisme en eaux profondes.
 Terrible, ce sentiment d’impuissance!
Pour s’attirer des clients à 250 000 dollars la place, l’entreprise OceanGate qui exploite le sous-marin aurait pu annoncer dans son prospectus: «Visitez le Titanic à bord du Titan!» Et les passagers dont le nombre ne pouvait dépasser les cinq seraient «partis joyeux pour une course lointaine» dans l’abîme, à environ 4000 mètres de fond. C’était là que gisait depuis 1912 l’épave du paquebot transatlantique. Or l’affaire allait tourner au drame et le monde entier allait rester scotché aux chaînes d’information pour suivre en live les péripéties de cette odyssée tragique. Car dès qu’on avait perdu le contact avec ce submersible de poche, les audiences haletantes s’étaient mises à compter le nombre d’heures d’oxygène dont les cinq emmurés pouvaient encore disposer, alors que leurs réserves de vie allaient s’amenuisant.
John Mauger, un rear admiral de la flotte US, rien de moins, dirigeait les opérations de recherche qui en surface couvraient une zone de 20 000 km2. Quatre jours durant, une armada de secouristes et de garde-côtes s’était mobilisée pour arracher de téméraires aventuriers à une mort certaine. Un responsable de la US Navy avait assuré au Wall Street Journal que les équipes de secours n’avaient pas lésiné sur les moyens.  À telle enseigne qu’un instrument top secret de la marine de guerre avait été utilisé dans une vaine tentative de détecter le bathyscaphe implosé! Et, pour clore le débat, OceanGate avait déclaré dans le communiqué déplorant la mort des passagers: «Ces hommes étaient de véritables explorateurs qui partageaient un esprit d’aventure unique (3) et une profonde passion pour l’exploration et la protection des océans du monde.»
Deux enquêtes vont être diligentées, l’une par le Bureau de la sécurité des transports et l’autre par la Gendarmerie royale du Canada. C’est le moins qu’on puisse faire pour perpétuer le souvenir de nos «frères humains».

 «The children of a lesser God»
Après avoir dûment fait part de nos regrets aux familles des cinq disparus, rembarquons, voulez-vous, à destination de la Méditerranée, cette mère nourricière des civilisations. Or il se fait qu’elle est devenue, depuis 2014, un cimetière où reposent 25 000 naufragés dont 1200 depuis l’année dernière.
Dans la nuit du 13 au 14 juin dernier, au large du Péloponnèse, un bateau venant de Libye, transportant 750 migrants, afghans et pakistanais, dont cent enfants mineurs, a chaviré. On n’a pu recueillir qu’une centaine de personnes; les autres ont été portés disparus. Derrière les barreaux du camp ultrasécurisé de Malakasa, au nord d’Athènes, les rescapés ont reçu l’ordre de la «boucler» et de ne pas donner d’informations quant aux circonstances de la catastrophe (4).
Qui donc refera jamais «le lit des gens pauvres et nus», se serait demandé Baudelaire?

N’y aurait-il donc qu’Arawa Mahdawi (5), journaliste au Guardian, pour opérer un rapprochement et souligner la différence de traitement entre privilégiés et déshérités? Aux cinq messieurs fortunés en quête d’émotions fortes, on dépêche un amiral, une flottille de garde-côtes et un détecteur top secret, une «débauche de moyens», s’était écrié l’eurodéputé écologiste David Cormand, alors qu’aux pauvres hères, on impose le silence, soi-disant pour ne pas gêner l’enquête.
Même devant la mort, «le contraste de richesse est accusé»; alors pour plagier des géographes (6), je dirais qu’à la forme traditionnelle de disparité s’ajoute un phénomène de regroupement spatial des cimetières, l’Atlantique-Nord pour les galetteux et la Méditerranée pour les démunis!
Youssef Mouawad

  1. Le titre «Oceano nox» est un emprunt de Victor Hugo à l’Enéide de Virgile.

  2. L’Atlante, navire de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) était doté d’un robot, le ROV Victor 6000, capable de plonger jusqu’à l’épave du Titanic.

  3. «a distinct spirit of adventure».

  4. Julia Pascual et Marina Rafenberg, «Naufrage au large de la Grèce, les failles des secours», Le Monde, 23 juin 2023.

  5. Arwa Mahdawi, «The Greek shipwreck was a horrific tragedy. Yet it did not get the attention of the Titanic story», The Guardian, 22 juin 2023.

  6. Nicole Mathieu et Philippe Rekacewicz, «Entre riches et pauvres, le fossé se creuse, Mondialisation et fractures», L’Atlas du Monde diplomatique, 2003, pp. 50-51.

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