L’ultime grand rôle d’Alain Delon se jouera-t-il «À rebours»?
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Un «monstre sacré»; cette expression a été inventée par Jean Cocteau pour qualifier Sarah Bernhardt, qui fut assurément la plus grande actrice de tous les temps. Cet être exceptionnel a marqué son époque par son talent artistique, ses engagements passionnés et son indomptable détermination. L'avenir dira si Alain Delon la rejoindra dans cet empyrée dont Victor Hugo disait: «C'est l'empyrée immense et profond qu'il me faut, la terre n'offrant rien de ce que je réclame.» Je ressens une certaine forme de tristesse et une immense sympathie pour Alain Delon. À l'instar de l'auteur de La Légende des siècles, qui a en vain tenté de retrouver l’absence déchirante de Léopoldine jusque dans la «bouche d’ombre», la terre n’a jamais offert à Alain Delon ce qu'il réclamait vraiment – l'amour d'un père –, et il vit désormais reclus dans sa demeure du Loiret, sous un éclairage médiatique qu'il aurait préféré éviter, tant il a naguère brillé sous les feux des projecteurs.
Alain Delon en Gatsby le magnifique
La presse, qui s’est lassée des émeutes qui ont secoué la France, se délecte jour après jour des futurs démêlés judiciaires de cet octogénaire meurtri, face à celle que l'on présente comme sa «dame de compagnie». Alain Delon, jadis si grandiose, est dépeint comme un être «vulnérable», plongé dans un état de dépendance extrême, victime de harcèlement moral et surtout d'abus de faiblesse, à l'instar de Francis Scott Fitzgerald qui souffrit des personnages qui gravitaient autour de lui, ayant perçu en sa vulnérabilité une opportunité unique de tirer profit de son talent incommensurable et de son statut d'écrivain adulé. Des éditeurs sans scrupule exploitèrent sa détresse financière en lui imposant des contrats désavantageux, tandis que des figures de confiance se dressèrent en gardiens de ses intérêts, succombant à la tentation d'une cupidité insidieuse. Le rôle de Gatsby le magnifique aurait – de toute évidence – dû seoir à Alain Delon… L'un et l'autre incarnent un charme énigmatique et une élégance raffinée, captivant tous ceux, et particulièrement toutes celles, qui croisent leur chemin. Delon et Gatsby, deux figures charismatiques, tissant un voile d'intrigue et de fascination autour de leur personne, leurs existences enveloppées de mystère, nourrissant des ambitions et une détermination inébranlable à gravir l'échelle sociale, animés d'une soif insatiable de réussite, tout en dissimulant leurs vulnérabilités et leurs chagrins derrière une façade de triomphe. D’Alain Delon et Jay Gatsby émanent une aura de solitude et de mélancolie persistance, coexistant avec leurs apparences éblouissantes.
Alain Delon en Jean des Esseintes
Mais l’ultime rôle d’Alain Delon n’est pas celui de Gatsby le magnifique, dont l'interprétation grandiose de Robert Redford est inénarrable, mais celui d’un chef-d’œuvre qui n’a jamais été porté à l’écran ou sur les planches: À rebours de Joris-Karl Huysmans. Publié en 1884, ce roman est l’ouvrage iconique d’une forme de décadence fin-de-siècle. Jean Floressas des Esseintes, ultime rejeton d'une aristocratie à bout de souffle, ayant jadis joui des délices d'une immense fortune, épuisant la source des affections sensuelles, des trivialités mondaines et de l'exubérance de son environnement, opte pour une retraite éloignée de la tumultueuse cité parisienne, en un pavillon façonné en sanctuaire bienfaisant. Là, il aura la possibilité de se dédier paisiblement à l'érudition et à l'exquise subtilité des sens:
«Tel qu'un ermite, il était mûr pour l'isolement, harassé de la vie, n'attendant plus rien d'elle; tel qu'un moine aussi, il était accablé d'une lassitude immense, d'un besoin de recueillement, d'un désir de ne plus avoir rien de commun avec les profanes qui étaient, pour lui, les utilitaires et les imbéciles.»

Alain Delon est la dernière et la plus noble incarnation de Jean des Esseintes au sein de cette arche où il réside, tentant de se protéger du déluge incessant de la stupidité humaine. Si la nervosité du personnage de Huysmans est contenue grâce à l'isolement total permis par un couple de vieux domestiques habitués à un rythme régulier de soins aux malades, la justice dira quel rôle a joué cette «dame de compagnie» auprès de l’acteur.
Ainsi isolé, Des Esseintes peut profiter d'une retraite quasi-monastique en attendant que la mort – malgré ses trente-six ans – vienne le surprendre. La mort, la terreur de la vieillesse qu'ils redoutent comme le pire des malheurs, fascinent Des Esseintes et Delon. L'un comme l'autre ne la craignent plus. Ils la souhaitent, la provoquent, l'appellent de leurs vœux, la guettent en espérant qu'elle sera le remède à leurs maux et à leur tristesse.
Désormais les digues sont ouvertes
En dépit de l'excellence de son cadre de vie, la névrose de Jean des Esseintes refait surface, dénaturant un à un ses sens et ses délices, le précipitant dans des hallucinations dénuées de fondement manifeste. Il se voit mourir dans une solitude de plus en plus morne, dans une décrépitude de plus en plus triste. Après des espoirs de rétablissement, fruits de médications spirituelles et ingénieusement délicates, soldés par de pires rechutes, il est contraint d'appeler un médecin qui finit par l'obliger à retourner à Paris, en lui arrachant ces derniers mots:
«Comme un raz de marée, les vagues de la médiocrité humaine montent jusqu'au ciel et elles vont engloutir le refuge dont j'ouvre, malgré moi, les digues.»
À cause de cette sinistre affaire d’abus de faiblesse, les digues sont désormais grandes ouvertes. La presse – celle qu’il méprise – va s’acharner sur Alain Delon, en le présentant comme une créature sénile et à jamais vulnérable. Est-ce l’image que nous devons garder de lui? N’oublions pas que ce sont les derniers instants des défunts qui tendent à façonner notre existence. Est-ce cet ultime souvenir que les trois enfants vont conserver de leur père?
De grâce, laissons Alain Delon jouer son dernier, son plus beau, et son plus grand rôle: celui de Jean Floressas des Esseintes. Espérons qu’il échappera au dénouement voulu par Joris-Karl Huysmans dans ce qui est – à mon humble avis – son plus grand chef-d’œuvre : À rebours.
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