Garderêve, Beau-Rivage et justice criminelle

Une garderie au nom enchanteur : Garderêve. Un hôtel au nom qui invite à la rêverie : le Beau-Rivage où officiait jadis Rustom Ghazalé. Deux établissements qui ne diffèrent en rien, quant à la mentalité de ceux ou celles qui y exercent pouvoir et autorité. Ce n’est pas la psychologie perturbée, mais l'anthropologie, qui expliquerait le comportement de bourreaux d’enfants à Garderêve. Il y a une structure anthropologique de l’exercice de l’autorité qui imprègne la société libanaise, toutes confessions confondues, et que le scandale de Garderêve révèle. Exercer un pouvoir et avoir de l’autorité signifient, malheureusement, posséder et humilier l’autre, réduit au statut de chose. La Justice, elle-même, peut être chosifiée comme arme du crime politique.
L’hôtel du Beau-Rivage au si joli nom, était, durant la période de l’occupation syrienne, synonyme d’un cul-de-basse-fosse redoutable, dont la seule évocation réveille, jusqu’à aujourd’hui, l’horreur noire de la répression politique de l’occupant, aidé par toute une kyrielle de traîtres et de collaborateurs libanais. Le Beau-Rivage était l’équivalent, en plus cloacal, de l’immeuble de la Loubianka à Moscou. Aujourd’hui siège du FSB (service fédéral russe de sécurité), c’était le quartier général de tous les services de répression de l’ex-URSS: de la Tchéka au KGB. Dans ses geôles, des dizaines voire de centaines de milliers d’êtres humains furent torturés et suppliciés. Au Beau-Rivage de Beyrouth, feu Rustom Ghazalé de sinistre mémoire sévissait comme bourreau-en-chef pour le compte de son patron, le dictateur de Damas. Ce dernier nous a épaté, depuis 2011, par sa capacité à torturer et supplicier les enfants de Syrie. Qui peut oublier Hamza el Khatib ou Aylan Kurdi, et les centaines, voire les milliers, d’autres gosses de Syrie ?
Hamza al Khatib. Gamin de Daraa en Syrie supplicié et tué par le régime en 2011
À la crèche Garderêve de Jdeidé, le décor est riant, bucolique, conforme à l’ambiance de gaieté ludique supposée régner dans une garderie. La nursery en question est tenue, semble-t-il, par un personnel chrétien, suffisamment francophone par ailleurs. Et pourtant, nous avons vu, de nos propres yeux, que certaines pratiques de Garderêve, obéissent à la même mentalité de l’ancien Beau-Rivage bassiste de Beyrouth, ou des soupiraux du régime de Damas.
Qu’on nous épargne, de grâce, l’approche psychologisante qui explique tout et qui banalise l’inhumain. Ce n’est pas par la psychologie qu’on doit analyser un tel comportement, qui n’est même pas bestial mais vulgairement féroce parce que inhumain.

À quoi cela tient-il ? Cette société est violente. Il y a certes énormément de civilité qui caractérise la société libanaise mais ceci ne doit pas cacher la violence ordinaire si commune et si répandue. Cette société est structurée, du moins dans certains milieux, par la dialectique dominant-dominé. Le dominé est toujours réduit au statut d’une chose. Il en était ainsi dans la Rome antique. Être esclave dans l’antiquité n’avait rien à voir avec la couleur de la peau. C’était un statut juridique. Le droit romain distinguait deux rôle sociaux. On était, soit une personne (persona) qui s’appartient à elle-même et  que protège le droit; soit une chose (res) qui ne s’appartient pas à elle-même. Ce n’était donc pas un sujet de droit. Comme chose, cet individu dépend entièrement de son propriétaire. L’esclave libéré cessait d’être, juridiquement, une chose et bénéficiait, à nouveau, du privilège de l’auto-appartenance spécifique à la personne. On comprend pourquoi l’esclave ne pouvait pas se soustraire à la volonté et aux caprices de son maître. Les esclaves servaient souvent d’objets sexuels.
Regardez donc autour de vous. Êtes-vous certain qu’il n’existe pas, au pays du cèdre, des humains qu’on traite comme des choses ? La crèche Garderêve n’est qu’un exemple révélateur. Il suffit d’observer le personnel de maison, souvent séquestré et maltraité, ou certaines maisons de rééducation, ou des lieux de détention, ou certains foyers pour personnes âgés et j’en passe.
La Petite Aurore. L'enfant martyre (1952)
Il ne suffit pas de suivre des cours d’initiation en droits humains, ou de pleurer d’émotion en évoquant le Liban-message, pays réservé à Dieu et à Ses saints. Le chemin de la sainteté commence par le respect absolu de la sacralité de toute personne humaine, peu importe sa condition. La volonté de puissance, dont on fait preuve pour démontrer sa propre force, ou pour défendre les droits supposés d’un groupe social, est étrangère aux valeurs fondamentales de notre matrice anthropologique commune. Cette lamentable affaire de Garderêve doit être l’occasion d’un sursaut de l’opinion publique qui s’accoutume, trop facilement, à l’ignoble règle de l’impunité du crime. Il ne sert à rien de dénoncer la garderie de la torture tout en faisant l’apologie du chef politique qui se doit d’être fort, très fort, c’est-à-dire de se comporter exactement comme la méchante nounou de Garderêve. Au pays du cèdre, l’autorité exercée impliquerait de posséder et dominer en humiliant le subordonné ; comme dans le film québécois de 1952 La petite Aurore. L’enfant martyre, qui avait permis de mettre en scène le cas, authentique et horrible, de la petite Aurore, victime des supplices que lui faisait subir sa belle-mère dans les années 1920.
La scandaleuse sentence de détention contre la journaliste Dima Sadek illustre, à quel point certaines chefferies politiques sont absolument identiques, quant à leur mentalité, aux bourreaux d’enfants de Garderêve. Possédées par la libido dominandi, elles manipulent une certaine magistrature comme instrument de torture. La Justice elle-même s’en trouve, ainsi, chosifiée comme arme du crime politique.
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