Alors que tout s’effondre, la «grande muette» libanaise fait de plus en plus parler d’elle. De son chef notamment. Le général Joseph Aoun. L’État libanais n’existe plus, laminé par les coups de boutoir incessants portés par la corruption généralisée, les crises, les guerres et le clientélisme. Au milieu de ce chaos survit, comme un radeau médusé, la petite armée libanaise, respectée par le peuple. La dernière, toute dernière institution qui tient encore debout.
Lorsqu’il a été nommé commandant en chef de l’armée libanaise, le 8 mars 2017, le général Joseph Aoun (aucun lien de parenté avec l’ex-président Michel Aoun) n’imaginait certainement pas qu’il allait devoir gérer une attaque de grande envergure de Daech au Liban, un effondrement économique total, une révolution, la troisième plus puissante explosion conventionnelle de l’histoire humaine dans le port de Beyrouth et une paralysie politique unique au monde.
Joseph Aoun, 59 ans, a la réputation d’un homme intègre et honnête (denrée rare au Liban). Pas de fortune personnelle, pas de propriétés hollywoodiennes, aucune affaire de corruption. Un homme simple, qui collectionne les couteaux et poignards (souvenir de sa formation dans les forces spéciales), qui ne sort pas et vit très modestement.
Il a réussi dans ses missions. Le 18 août 2017, il a déclenché – annoncé via un tweet – et gagné la bataille qui a mis fin à la menace de Daech sur le Liban. Quelque 5.000 de ses soldats y ont pris part.
Pendant la «révolution», en octobre 2019, il a pu contenir les débordements et, surtout, par un fin jeu d’équilibriste, épargner à ses soldats, solidaires du mouvement de révolte contre la corruption et la classe politique, de devoir choisir entre leur loyauté à l’armée et leur appartenance au peuple.
Le 14 octobre 2021, des miliciens chiites du mouvement Amal (affilié au président du Parlement, Nabih Berri) et du Hezbollah ont envahi un quartier chrétien. De violents accrochages s’en sont suivis. Sept miliciens ont été tués. Ce qui a évité le dérapage de cet incident en guerre civile généralisée fut un communiqué de Joseph Aoun donnant l'ordre à ses soldats de tirer sur toute personne armée. L’armée libanaise compte 77.000 soldats. Avec la crise et la dégringolade de la monnaie nationale, son budget a fondu, passant de 1,8 milliard de dollars en 2018 à moins de 100 millions de dollars aujourd’hui.
Elle est pauvre, oui, mais elle a des amis. Les États-Unis, la France, les pays du Golfe... lui fournissent des équipements. Il ne s’agit pas de sous-marins ou d’avions de chasse hors de portée financière, mais de logistique et de formation. Conséquence de cette politique réaliste de professionnalisation, les forces spéciales libanaises sont parmi les meilleures du Proche-Orient. Autre domaine prioritaire, les services de santé de l’armée. La moitié des donations va à ce secteur qui profite à 410.000 personnes, les militaires et leurs familles, soit 10 % de la population qui bénéficie de soins gratuits.
L’armée libanaise est à l’image du pays, multiconfessionnelle. Les 4.000 officiers qui l’encadrent sont pour 50 % chrétiens et 50 % musulmans. Malgré cela, la troupe a été préservée des discours partisans à forte résonance confessionnelle de ces derniers mois. Il faut dire que le souvenir de sa dislocation en 1975 hante les esprits. Au début de la guerre civile, elle s’était scindée en deux, chaque officier et soldat se retrouvant du côté de la milice qui tenait son quartier.
Depuis la fin du mandat de l’ex-président Michel Aoun, le 31 octobre 2022, le pays a fait un pas supplémentaire vers la dislocation par le vide et le blocage. Pas de nouveau président et un gouvernement démissionnaire qui expédie les affaires courantes. Tel est aujourd’hui le visage institutionnel libanais.
Devant l’incapacité des dirigeants à s’entendre pour régler les problèmes et face aux risques réels de dérapages sécuritaires, Joseph Aoun a réuni ses officiers et leur a dit: «Le Liban sans l’armée, c’est le chaos, nous devons préserver la nation.» Discrètement, il a, dans ses discours devant les militaires, indirectement interpellé les différents leaders politiques pour leur dire clairement qu’il était «interdit de provoquer des incidents dans la rue». À l’occasion de la fête de l’indépendance du Liban, le 22 novembre, il a renouvelé ses mises en garde. «Le Liban fait face à un vide politique grave. En attendant que la situation trouve une solution, aucune atteinte à la paix civile ne sera tolérée. Nous sommes les boucliers du pays.»
Le Liban est le seul pays au monde où l’on peut être élu président de la République sans avoir été candidat. Ce sont les députés qui élisent le président, il suffit donc d’avoir la majorité. Et d’être chrétien maronite. Les parlementaires sont libres de glisser le nom qu’ils souhaitent dans l’urne. Depuis le départ de Michel Aoun, les séances parlementaires se succèdent, sans aboutir à l’élection d’un successeur. Deux blocs principaux s’opposent. Celui du Hezbollah et de ses alliés d’un côté, celui de l’opposition souverainiste de l’autre.
Cependant, le nom d’un homme circule avec insistance. Celui du commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun. Sauf que, pour le moment, il n’est pas candidat. Ses proches affirment d’ailleurs qu’à son poste, il a aujourd’hui plus de pouvoirs qu’un président qui serait entravé par les compromis nécessaires pour être élu. Mais l’homme séduit de plus en plus et, comme on n’est jamais trop prudent, il ne peut pas se laisser surprendre par sa propre élection si un consensus se dégage autour de son nom. Alors, en bon militaire, il est parti en «reconnaissance» pour dégager un programme de sauvetage du pays. Pendant que lui est dans la cale du navire en perdition à colmater les brèches, l’une de ses équipes a planché sur un plan susceptible de redresser le pays. Un plan sur trois ans, qu’Ici Beyrouth a pu consulter, axé sur cinq points principaux. Restituer l’argent des épargnants, bloqué depuis 2019, selon un calendrier s’étalant de 3 à 5 ans, stabiliser la monnaie, rétablir l’électricité dans un pays qui a englouti 45 milliards de dollars dans ce secteur, sans que le courant soit fourni plus de 1 à 2 heures par jour, lutter contre la corruption et garantir une justice indépendante.
Un plan ambitieux qui ne peut être porté par un homme seul – Joseph Aoun en est parfaitement conscient – mais qui doit emporter le soutien et l’adhésion de tous ceux qui seront aux affaires.
En attendant, le général et ses soldats sont en alerte maximale. Au moindre événement susceptible de générer des troubles, l’armée se déploie massivement dans les rues des villes du pays. Et son commandant en chef poursuit inlassablement la tournée des capitales amies, afin de trouver des aides pour que son armée, telle l’assiette qui tourne en équilibre au bout du bâton, ne tombe pas.
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