Dans un court-métrage réalisé par Mike Massy, avec Mike Massy et Ré-Mi Bendali, le réalisateur-acteur-compositeur revient sur les traces de ce 4 août 2020, et plus loin encore, dans les archives d’une mémoire libanaise effritée. Le spectateur, souffle coupé, plonge dans une mise en abyme de 10 minutes et 36 secondes, où tout est flou, les êtres détraqués, les montres arrêtées à 18h08, les cris étouffés et le monde – entier – figé. Une seule question persiste: «Tu es toujours là?»
Le Film Atelier présente Tu es toujours là? de Mike Massy, avec Ré-Mi Bendali, Séverine Parent, Georgette Sammour, Romaine el-Massih et Nizar Massouh. Sary Asmar est derrière la caméra. Il a également filmé Beyrouth le 6 août 2020, soit deux jours après l’explosion. La musique originale est composée par Mike Massy. Les rushes du film sont un mix de vidéos partagées lors de l’explosion du port de Beyrouth. L’archivage des années 60, 70 et 80 provient du département d’archives de Télé Liban. Les conversations entre Ré-Mi Bendali et Mike Massy sont des échanges spontanés «post-traumatiques».
C’est par un silence acharné que l’on répond au film de Mike Massy, avant que viennent les mots… ou les larmes. Ou rien. Parce que tout est là, dans un tourbillon de traumatismes réprimés et d’émotions retenues. C’est le cœur qui lâche avant tout à Beyrouth, au pays meurtri de l’enfance. De cette enfance, la chanson de Ré-Mi enfant refait surface, comme le seul et unique hymne rassemblant le peuple libanais. C’est la chanson de celle qui a grandi, aussi, comme ces personnes qui se tiennent encore debout, la tête fière et le dos courbé, coupables d’avoir survécu à toutes ces morts et à toutes ces odeurs.
On se revoit le jour de l’explosion du port, trimballant une indécision grise et floue, ne sachant pas si l’on devrait partir ou rester. La douleur demeure. Intacte, silencieuse, elle ronge tout de l’intérieur. Le pouvoir de décision et, surtout, l’envie. C’est tout ce mal-être qui fait que l’on craque, jour après jour, mine de rien. Les heures se bousculent, on voit le temps passer. On hurle au volant. On ne répond pas au téléphone. Au fond d’une mémoire amnésique, les sirènes d’ambulance nous habitent, au même rythme que nos anniversaires d’enfants ponctuant le vécu, jusqu’au moment où s’éteindra la dernière bougie. Partir ou rester? Peu importe. Le bagage est lourd… si lourd que l’on se demande si, dans cet entre-deux, on est encore «en vie».
On regarde ce film, perdu entre fiction et réalité, introspection et voyeurisme. À Beyrouth, regarde-t-on jamais les autres dans les yeux? Demain sera-t-il meilleur? Répond-on jamais aux coups de fil quand on est au bout du rouleau? Comment réagir face à une mémoire collective en débris? Le temps passe et le film de Mike Massy nous ramène à l’instant T. Dans ce docufiction, même la partie documentée relève de l’absurde et l’on contemple les quatre vérités d’un 4 août éternel qui défile devant nos yeux inguérissables...
«La documentation pour ce film a commencé le 6 août 2020 et demeure jusqu’à nos jours un voyage perpétuel en voie de guérison.»
Mike Massy ne chante pas. Se serait-il «cassé la voix»? Il se pose derrière la caméra à regarder un pays meurtri et se tient obstinément devant l’objectif, en «interprète». Il faut du cran pour dire que l’on n’est pas compositeur de cette partition. Il faut de l’humilité pour avouer: «Je ne vais pas bien.» Dans un regard vide, dérangeant et effroyable, il exprime tous les creux que l’on porte en nous, tous les mots, toutes les notes que l’on n’enfantera pas. Il rappelle l’importance de la mémoire, même ciselée, face à cet oubli collectif. Il remet le «spectateur» face à des images que l’on se doit de laisser de côté pour vivre, en marge de la vie. Pour souffler encore une fois les bougies dans un «chez soi» où même la flamme d’une bougie nous ramène à d’autres feux explosifs.
Combien de fois devrait-on encore compter?
Combien de fois devrait-on encore se laver le visage… et les mains? Nos mains sont sales. «Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang.» Sartre avait raison.
Dans une mise à nu crue et pudique à la fois, Mike Massy nous ramène à ces albums d’enfance et à tout ce qui reste après «les éclats» d’une ville meurtrie, où l’on vit un jour sur deux, où l’on va mieux un comprimé sur deux. Sur le vide de l’écran, le temps d’une seconde, puis face à un Mike vidé, on entend le souffle. Et puis le bip de ces machines des derniers instants. Est-on vraiment «rescapé» quand on est écorché vif?
Entre la dabké et le jeu de cartes, «je ne veux pas mourir.» Ré-Mi Bendali parle. Sa voix nous parvient d’aussi loin que le Canada. Elle fait sa promesse, elle aussi. Elle promet qu’elle sera toujours là, que demain sera meilleur. En V.O., son dialogue avec Mike, des messages vocaux non filtrés, non censurés, avec la voix brute, l’émotion dans la gorge. «Add el baher bhebbak» (je t’aime, d’un amour infini, illimité, comme la mer). Et puis, du fond de sa terre d’exil, elle répond à elle-même enfant, elle répond à cette voix qui a demandé, espéré, promis et accompagné notre enfance des années 80… «belle, comme Beyrouth».
Mike Massy ne prend la parole en direct qu’une seule fois au volant. Pour verbaliser le trop-plein de colère sourde que l’on porte en soi, au-delà de toutes les trêves, les yeux rivés vers un ailleurs incertain. «Désolée monsieur, je ne peux rien faire pour vous. Il va falloir contacter le consulat et postuler une deuxième fois.»
Dans ce court-métrage, tout est condensé: l’enfance, les débris, la culpabilité, celle qui nous rongera de génération en génération, jusqu’au désossement même des os. La peur. Mike Massy compose un film saccadé aux notes de l’enfance, des débris… et du compte à rebours. Dans un monde pris au rythme des valses, il se dédouble lui-même en réalisateur et en acteur. Joue-t-il vraiment? Il remet le spectateur dans un tourbillon introspectif. On se dédouble. On revoit notre vécu, notre monde intérieur. On voit Mike enfant et on revoit les images qui nous restent de ces enfances tant de fois perdues. On entend l’écho de nos souvenirs.
Et la voix de Ré-Mi.
«Tu es toujours là?»
Pour visionner le film, cliquez ici
Marie-Christine Tayah
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