©Patrick Baz / AFP
235 victimes à ce jour demandent justice, ainsi que des milliers de survivants
Le 4 août 2020: plus de 200 êtres humains, explosés en quelques secondes par un souffle meurtrier; leurs vies parties en poussière, leurs vies parties en fumée, leurs vies parties en lambeaux.
Plus de 200 familles, hébétées puis incrédules puis meurtries puis révoltées. Mère, père, fille, fils, sœur, frère, épouse, époux, grand-mère ou grand-père, famille élargie, tous dans la souffrance depuis trois ans, tous réclamant la vérité.
En face, d’abord ce qui au Liban est appelé justice : un corps mou sinon pourri, souvent lâche, paralysé par les pressions politiques de ceux qui se savent coupables, de ceux qui sont coupables. Puis les coupables, coupables de négligence et d’incurie pour le moins, coupables de complicité pour le plus. Coupables parce qu’ils savaient, Premiers ministres successifs depuis 2013; ministres-clés successifs concernés par l’importation du nitrate d’ammonium, sa présence prolongée au port de Beyrouth, l’exfiltration de quantités énormes vers la Syrie, vers leur allié stratégique et criminel lui aussi, ministres de l’Intérieur, des Travaux Publics, de la Justice – qu’il est difficile de mettre un J majuscule – des Finances – la caverne d’Ali Baba –, de l’Énergie – double caverne -, tous couverts par une immunité inique; responsables du port et de tous ses départements, des douanes, du bureau des manifestes, responsables des forces de sécurité et militaires…
Et LE responsable pour qui «c’était trop tard», ainsi que tout le conseil «supérieur» de défense, qui n’a pas inscrit à l’ordre du jour de sa réunion du 28 juillet 2020 un point prévoyant de discuter de la présence du nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, à proximité de zones d’habitation à densité élevée, de quatre hôpitaux, d’écoles, d’un musée, de commerces, restaurants, bureaux et autres. Ils avaient probablement d’autres chats plus juteux à fouetter, comme la délimitation des frontières maritimes avec Israël dans un bazar honteux pour blanchir des peaux sales.
Et là deux questions se posent: QUI a appelé Hassan Diab lui déconseillant de ne pas effectuer sa visite d’inspection prévue au port? Et QUI a demandé de ne pas inscrire à l’ordre du jour de la réunion du conseil supérieur de défense du 28 juillet 2020 l’examen de la présence du nitrate d’ammonium au port de Beyrouth?
Pourtant, le 20 juillet 2020 la Sécurité de l’État – Amn al Dawla – a adressé un rapport au Conseil Supérieur de Défense, au président Michel Aoun et au Premier ministre Hassan Diab signalant la présence du nitrate d’ammonium au port, signalant les négligences de son entreposage et le danger sécuritaire encouru. Mais cette question n’a pas été jugée digne d’intérêt.
Pourtant déjà, entre le 18 mai et le 26 juin 2014, le directeur de la Sûreté Générale – Amn el Aam – avait signalé par écrit dans une lettre adressée au président de la République, au Premier ministre et au ministre de l’Intérieur, la présence au port de Beyrouth d’un navire chargé de nitrate d’ammonium et du danger que cela représentait, mais cette question n’a pas été inscrite à l’ordre du jour de la réunion du Conseil Supérieur de Défense d’alors.
Pourtant aussi, dans une lettre du 21 février 2014 le colonel Joseph Skaff, qui doit se retourner dans sa tombe, a alerté les autorités tous azimuts, lançant un cri d’alarme au sujet du Rhosus entré au port de Beyrouth le 21 novembre 2013, chargé de 2755 tonnes de nitrate d’ammonium, soulignant l’immense danger que sa présence au port représente, et demandant que le navire soit éloigné du port (ce qui n’a été fait que fin mars 2014 et seulement momentanément: nos responsables réfléchissent en termes d’éternité).
Détail troublant: le Rhosus est entré au port de Beyrouth soi-disant afin de charger du matériel appartenant à la société Spectrum qui effectuait des travaux au Liban en vertu de contrats passés avec le ministère de l’Énergie. Qui plus est, l’agent maritime du Rhosus n’a pas spécifié la catégorie de sa cargaison, ce qui constitue une infraction, mais les douanes et responsables du port ainsi que le ministre des Travaux Publics de l’époque Ghazi Zeaïter ont passé outre ce détail, le considérant négligeable et inoffensif.
Pourtant aussi, Nehmé Brax, du département des manifestes, a envoyé le 24 octobre 2014 une lettre alarmante à ses supérieurs, les informant que le hangar 12 contenait des matières hautement inflammables, rendant inadéquat et extrêmement dangereux l’entreposage du nitrate d’ammonium dans ledit hangar, recommandant soit de remettre le nitrate d’ammonium à l’armée libanaise, soit de le réexporter immédiatement. La direction des douanes a ignoré tous ces avertissements.
Pourtant aussi, de multiples lois et régulations précises et détaillées régissent le transport des matières explosives, leur entrée au Liban, leur entreposage, leur inspection régulière et leur potentiel usage. Elles détaillent les autorisations requises, les formalités exigées: qui, quand, comment, où, et pourquoi aviser, prévenir, faire signer, Conseil des ministres, ministres spécifiques, autorités et divers services du port, douanes, services de sécurité, juges des référés, autorités militaires et plus encore.
De 2013 à 2020, sept années de magouilles, de gabegies, d’incurie, de corruption, de pots-de-vin, de négligences, d’incompétence, le tout couvert par nos responsables irresponsables à la solde de traîtres qui n’ont de libanais que leur extrait d’état civil.
Tous ceux-là savent-ils seulement le calvaire que vivent les survivants de cette catastrophe? Savent-ils les souffrances des familles, leur torture de ne pas pouvoir accéder à la vérité, donc à la justice? Savent-ils les cauchemars des enfants qui n’ont même pas été physiquement blessés? Les conséquences psychiques que cette explosion a laissé chez des milliers de Libanaises et de Libanais de tous âges? Non, ils ne le savent pas et s’en fichent. Mais je tiens à ce qu‘ils sachent la profondeur de notre mépris, l’intensité de notre rage et la force de notre détermination. Nous les poursuivrons jusqu’au dernier souffle, nous les jugerons et les condamnerons. Cela simplement parce que nous avons besoin d’y croire pour ne pas laisser la haine envahir nos cœurs.
Ceci est un acte de foi, et nous savons tous que la foi soulève des montagnes, alors que serait-ce d’un ramassis de crapules. Ce 4 août 2023, à 18h07, nous réitérerons cet acte de foi et continuerons à aller de l’avant, par tous les moyens dont nous disposons et ceux auxquels nous pourrons penser.
Pour que toutes celles et tous ceux qui sont morts reposent enfin en paix.
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