Quatorze personnalités académiques expriment leur appui au «Mémorandum sur le Liban et la neutralité active» de 2020 du patriarche maronite, Béchara Raï.
Il y a deux manières de considérer l’histoire et l’identité du Liban: sur le temps court et le temps long. Rédigeant son grand-œuvre La Méditerranée, durant l’occupation allemande de son pays, le grand historien Fernand Braudel décrivait son travail comme étant «en partie, la seule réponse existentielle aux temps tragiques que je traversais». «Tous ces événements que déversaient sur nous la radio, les journaux…, il me fallait les dépasser, les rejeter, les nier…, croire que l’histoire, le destin, s’écrivaient à une bien plus grande profondeur, choisir l’observatoire du temps long», écrivait-il.
Au Liban aussi, le temps court risque de nous aveugler sur la «profondeur» à laquelle s’écrit l’Histoire. Sur le temps court, celui de l’événement, le Liban est en ce moment plus qu’un grand désordre; c’est, qu’on nous passe le terme, un grand foutoir. Les choses en sont au point où certains considèrent comme une véritable «occupation» iranienne la présence sur le sol libanais d’une «résistance islamique» forte, aux dires de ses chefs, de cent mille hommes.
En tout état de cause, ce phénomène a provoqué des distorsions dans la vie du pays et l’a aliéné de la plus grande partie de son environnement arabe. Il a entraîné la monopolisation de la représentation de la communauté chiite par un tandem dont le pôle dominant est le Hezbollah, ce qui permet à ce rassemblement de bloquer l’élection présidentielle, en s’accordant indirectement un droit de véto sur toute candidature qui le priverait, à terme, de son armement. Ce qui lui permet, en outre, de s’ériger en censeur des institutions, notamment de l’appareil judiciaire, puisqu’il a bloqué l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020.
L’ouvrage «Coexistence comme identité: la neutralité du Liban» présenté au patriarche maronite Béchara Raï. ©DR
L’alignement sur l’Iran
Il est de notoriété publique que c’est l’alignement forcé du Liban sur l’Iran, pourvoyeur d’armes et de fonds du Hezbollah, qui a poussé le chef de l’Église maronite, le patriarche Béchara Raï, à demander que la neutralité du Liban soit proclamée par l’ONU. À cette fin, il a lancé en août 2022 un «Mémorandum sur le Liban et la neutralité active» dont il reprend inlassablement, depuis, les thèmes.
«Nous annonçons aujourd’hui le lancement officiel du Mémorandum du Liban et de la neutralité, dont la première composante est le non-alignement du Liban à des alliances, des axes, des conflits politiques ou des guerres régionales ou internationales, et la non-ingérence de tout pays dans les affaires intérieures du Liban», avait solennellement affirmé le patriarche Raï le 2 août 2020 à Dimane, en présentant ce document de neuf pages.
«Nous sommes aujourd’hui dans une spirale de guerre permanente et la neutralité est la seule porte de sortie», avait-il ajouté. «L’expérience de ces 100 dernières années a démontré qu’il est difficile pour le Liban d’être le pays-message sans adopter le régime de la neutralité», avait poursuivi le patriarche, en référence à une phrase célèbre du pape Jean-Paul II.
Question de terminologie
Happé par les urgences, personne n’a eu le temps de vraiment approfondir le concept de neutralité lancé par le patriarche, voire de vérifier sa pertinence par rapport à d’autres concepts voisins, comme celui de «non-alignement» ou encore de «distanciation», terme utilisé dans la Déclaration de Baabda, adoptée en juin 2012, sous le mandat de Michel Sleiman.
Du Brésil nous vient un ouvrage académique (rédigé en anglais), consacré à la défense du mémorandum patriarcal Coexistence comme identité: la neutralité du Liban. Coordonné par deux grands universitaires brésiliens, Miguel Mahfoud, d’origine libanaise, et André Miatello, de l’Université fédérale de Minas Gerais, cet ouvrage collectif couvrant différents champs de connaissance (histoire, droit, philosophie, relations internationales, sociologie, diplomatie et éducation), vient d’être présenté à l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK), en appui à la proposition patriarcale.
Douze universitaires de différentes confessions religieuses y ont collaboré, parmi lesquels plusieurs Libanais: Dany Zahreddine (Brésil), Guilherme Di Lorenzo Pires (Brésil), Igor Pinhos des Santos (Brésil), Louis Wehbé (Liban/ Terre sainte), Mateus Domingues da Silva (Égypte), Rubens Ricupero (Brésil) , Élie Tony Elias (Liban), Lina Abou Naoum (Liban), Marie Fayad (Liban), Michele Zanzucchi (Italie), Sergio Daniel Jalil (Argentine) et Youssef Alvarenga Cherem (Brésil).
L’ouvrage comprend aussi le texte du Mémorandum patriarcal. Il se termine par un manifeste d’adhésion à l’appel du patriarche, signé par les auteurs et proposé à la signature (voir ci-dessous).
Couverture de l’ouvrage «Coexistence comme identité: la neutralité du Liban». ©DR
Une corrélation fondamentale
Le coordinateur de l’ouvrage, Miguel Mahfoud, que nous rencontrons à l’USEK, a visé juste en affichant d’emblée sa volonté d’associer l’identité du Liban à la coexistence. Une autre manière de l’exprimer serait de dire: tout ce qui menace la coexistence menace l’identité. C’est cette corrélation fondamentale, particulièrement chère aux chrétiens du Liban, qu’il faut explorer, élargir, dépassionner, pour lui permettre de s’imposer objectivement à toutes les communautés.
L’ouvrage est d’autant plus bienvenu qu’il est nécessaire de dissocier le sujet des surenchères politiques, nécessairement sommaires. L’approche académique a l’avantage de rendre possible l’écriture, par toutes les communautés, d’honnêtes essais de discernement destinés à aider à la consolidation de l’unité du Liban comme « patrie définitive » des Libanais, comme l’affirme l’accord de Taëf (1989), qui a servi de base à notre nouvelle Constitution, et non comme projet politique inachevé, voire comme «erreur historique».
Une fois adopté, le «Mémorandum sur le Liban et la neutralité active» possèdera, aux yeux du patriarche, une valeur d’acte fondateur, au même titre que la proclamation du Grand Liban (1920) et que le pacte national (1943).
Il faut admettre que la société libanaise, cette communauté de communautés, n’est pas une entité figée, et qu’elle est susceptible d’évoluer, à condition que sa croissance s’harmonise avec la coexistence dans un pays où le Pape Jean-Paul II a vu «un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l’Orient comme pour l’Occident» (1989), et où beaucoup de Libanais voient un aspect fondamental de leur identité et de leur mémoire.
Les racines du Liban sont «de nature religieuse», a relevé le pape Jean-Paul II dans l’un de ses documents sur le Liban. Et c’est en passant en revue la genèse de cette identité, à travers les divers textes de l’ouvrage, que l’on se rend compte que les développements des trente dernières années sont, qu’on le veuille ou non, des phénomènes du temps court. Le Hezbollah est entré dans l’histoire du Liban dans les années 80 du XXᵉ siècle, et l’histoire de notre pays doit être écrite en fonction de ce nouvel épisode. Mais au Hezbollah de discerner à son tour ce qui, dans son idéologie, est incompatible avec l’édification d’un État pluraliste qui cherche aujourd’hui à tirer les leçons de ses erreurs passées, et de se mettre à l’abri des alignements géopolitiques qui ne lui ont valu qu’égarements et malheurs. Le parti pro-iranien doit réaliser qu’il greffe sa courte histoire sur une histoire qui remonte à plus de quatre siècles, au moins, et dont la «assabiya» (esprit de corps) reste vive, malgré un certain découragement des jeunes.
L’ouvrage est un précieux instrument de travail autour duquel, pour qu’il porte les fruits espérés, doivent se cristallier des colloques universitaires. L’USEK est partante, semble-t-il. La question sera à l’étude, pour la rentrée universitaire 2023-2024, assure Miguel Mahfoud, qui s’est rendu à Dimane pour offrir son ouvrage au patriarche maronite. Il a précisé qu’une table-ronde consacrée à l’ouvrage se tiendra le 3 août à la Bibliothèque publique de l’État de Minas Gerais, à Belo Horizonte, en présence de l’ambassadrice du Liban au Brésil, Carla Jazzar, et de Carlos Duarte, chef du bureau Afrique/Moyen-Orient du ministère brésilien des Affaires étrangères.
Manifeste en faveur de la neutralité libanaise
Nous, signataires de l’ouvrage Coexistence comme identité: la neutralité du Liban, nous nous déclarons solidaires du peuple libanais dans sa demande de neutralité. Nous croyons que le Liban, en tant que société multiculturelle, a assez souffert d’années de conflit et de violence, et qu’il est temps que le pays s’engage sur une nouvelle voie, vers la paix et la stabilité.
L’exigence de neutralité est un appel pour que le Liban reste libre de toute ingérence et influence externe, et poursuive une politique étrangère basée sur les principes de non-alignement, de coopération et de respect du droit international. C’est une demande pour que le peuple libanais ait le droit de déterminer son destin sans la pression de puissances étrangères.
En tant que société multiculturelle, le Liban est confronté à des défis singuliers qui ne peuvent être relevés que par une politique de neutralité. La neutralité préservera la diversité culturelle et religieuse du Liban, veillant à ce que toutes les communautés soient traitées équitablement et que leurs voix soient entendues sans parti pris. La neutralité renforcera également l’unité nationale et réduira les tensions entre les communautés.
Le Liban est, depuis longtemps, un champ de bataille pour les puissances régionales et internationales, avec des conséquences dévastatrices pour le pays et son peuple. Le peuple libanais a souffert des conséquences des guerres par procuration, du terrorisme et de la violence sectaire. Les Libanais ont enduré les coûts économiques et sociaux de l’instabilité, de la corruption et de la mauvaise gestion. Il est temps de mettre fin à ce cycle de violence et de chercher une nouvelle voie vers un avenir meilleur.
L’exigence de neutralité n’est ni une politique isolationniste ni un signe de faiblesse. Au contraire, c’est un pas courageux vers l’indépendance, la souveraineté et la paix. La neutralité ne signifie pas que le Liban tournera le dos à ses voisins ou à la communauté internationale, et plus particulièrement à la Ligue arabe. Cela signifie que le Liban s’engagera dans un dialogue, une coopération et une diplomatie constructifs fondés sur le respect mutuel et les intérêts communs. Cela signifie que le Liban ne sera pas utilisé comme un pion dans les jeux géopolitiques d'autres pays.
La demande de neutralité est un appel à un nouveau contrat social entre l’État et le peuple. C’est un appel au peuple libanais pour qu’il revendique ses droits, ses libertés et sa dignité. C’est un appel au gouvernement libanais à donner la priorité aux besoins et aux aspirations de ses citoyens plutôt qu’aux intérêts des puissances étrangères. C’est un appel au peuple libanais à s’unir derrière une vision commune d’un Liban pacifique, prospère et démocratique.
Nous, signataires de cet ouvrage, soutenons la demande libanaise de neutralité. Nous sommes aux côtés du peuple libanais dans sa lutte pour un avenir meilleur. Nous exhortons la communauté internationale à respecter la souveraineté et l’indépendance du Liban et à soutenir le pays dans ses efforts de neutralité, de paix et de stabilité.
Construisons un nouveau Liban, un Liban libre, souverain et prospère. Construisons un Liban qui soit un brillant exemple de coexistence pacifique et de diversité culturelle.
Signataires: Miguel Mahfoud (Brésil/Liban), André Miatello (Brtésil), Dany Zahreddine (Brésil), Guilherme Di Lorenzo Pires (Brésil), Igor Pinhos des Santos (Brésil), Louis Wehbé (Liban/Terre sainte), Mateus Domingues da Silva (Egypte), Rubens Ricupero (Brésil), Elie Tony Elias (Liban), Lina Abou Naoum (Liban), Marie Fayad (Liban), Michele Zanzucchi (Italie), Sergio Daniel Jalil (Argentine) et Youssef Alvarenga Cherem (Brésil).
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