La troisième commémoration de l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth s’est articulée, cette année aussi, autour de deux idées maîtresses: la quête de la justice et l’appel à une dépolitisation d’une enquête qui n’en finit pas d’être bloquée par ceux que la vérité effraie.
Trois ans sont passés depuis que 235 personnes ont perdu la vie dans l’explosion qui a dévasté la capitale (à cause de plusieurs centaines de tonnes de nitrate d’ammonium entreposées sans précaution aucune au port) sans que les responsables – directs ou indirects – soient inquiétés. «Nous n’arrivons pas à faire notre deuil», a hurlé Paul Naggear, le père de la petite Alexandra, l’une des deux plus jeunes victimes de cet acte criminel.
Paul et d’autres proches de victimes se sont succédé à la tribune, vendredi, lors du rassemblement commémoratif annuel près du port, pour dénoncer, avec une violence aussi intense que leur douleur, une collusion judiciaire avec une classe politique qui fait tout pour que ceux qui, parmi les officiels, avaient été alertés du danger du nitrate, échappent à la justice. Ils ont dans le même temps salué les magistrats et les hommes politiques qui combattent, comme eux, ce déni de justice qui ne fait que confirmer l’impunité au Liban.
Première à s’exprimer devant la foule rassemblée au pied de la statue de l’Émigré, Mariana Fodoulian, qui a perdu sa sœur, Gaïa, a énuméré dans les détails tous les épisodes d’un processus fait d’entraves à l’enquête et de blocages, nommant les personnalités qui, jusqu'aujourd'hui, s’efforcent d’empêcher le juge d’instruction, Tarek Bitar, de poursuivre son enquête.
Cécile Roukoz, sœur de Joseph, tué dans l’explosion, et une des avocates des familles des victimes, s’en est prise particulièrement à une magistrature qu’elle juge «complice au nom de la loi». Elle s’est déchaînée en particulier contre le procureur de la République, Ghassan Oueidate, qui avait engagé des poursuites pour usurpation de titre contre Tarek Bitar parce que ce dernier avait osé braver les blocages et repris ses investigations.
Une troisième proche des victimes en a appelé à la communauté internationale, notamment le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, pour qu’elle aide les familles et les Libanais en général à connaître la vérité. Une vérité nécessaire pour que les familles puissent faire leur deuil. «Ils nous ont tués ce jour-là et ils nous tuent tous les jours, mais nous ne lâcherons pas et nous continuerons de réclamer la justice jusqu’à notre dernier souffle», a hurlé Paul Naggear, pendant que William Noun faisait exploser toute sa colère contre les partis et les personnalités politiques responsables du blocage de l’enquête. «Nous sommes là pour leur dire que ce sont eux qui nous ont tués et qu’on ne va pas rester les bras croisés. Tous savaient qu’il y avait du nitrate d’ammonium» au port, a-t-il lancé. Il s’est déchaîné contre le Hezbollah et «ceux qui, avec lui, bloquent l’enquête», les accusant d’être des terroristes.
De blocage en blocage
Quelques mois après l’explosion, un premier juge, Fadi Sawwan, chargé de l'enquête, avait dû jeter l'éponge, après avoir inculpé l'ex-Premier ministre, Hassan Diab, et trois anciens ministres, sous prétexte qu’il était lui-même une victime. Son appartement à Achrafieh avait été endommagé par l’explosion.
Son successeur, Tarek Bitar, s'est à son tour attaqué à des responsables politiques, mais le Parlement a refusé de lever l'immunité des députés inculpés, le ministère de l'Intérieur s'est opposé à l'interrogatoire de hauts gradés et les forces de sécurité ont refusé d'exécuter des mandats d'arrêt.
Il a été contraint de suspendre son enquête pendant 13 mois en raison de dizaines de poursuites à son encontre de la part de responsables politiques et d'intenses pressions.
En janvier dernier, il a repris son travail à la surprise générale. Il a alors été poursuivi pour insubordination par le procureur général, Ghassan Oueidate, après avoir inculpé plusieurs personnalités de haut rang, une première dans l'histoire du Liban.
Le procureur a ensuite ordonné la libération des 17 personnes détenues sans jugement depuis l'explosion. «Nous n’avons aucun problème avec les personnes détenues pour les besoins de l’enquête, mais qu’elles comparaissent devant le juge d’instruction. Celles qui sont innocentes seront libérées et les autres devront être jugées», a martelé William Noun.
Même si le juge Bitar n'a plus remis les pieds au palais de justice depuis des mois, son enquête se poursuit et il est déterminé à rendre son acte d'accusation, a assuré à notre confrère Houna Loubnan et à l'AFP un expert juridique qui a requis l'anonymat pour des raisons de sécurité.
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