Toute commémoration est une manifestation d’hostilité

Toute célébration du souvenir opère comme un marqueur d’identité. Elle peut cristalliser les rancœurs et donner libre cours aux fureurs vengeresses. La troisième commémoration du 4 Août, à laquelle nous venons d’assister, a-t-elle constitué un abus de mémoire?
Les autorités publiques feraient mieux de bannir les commémorations. Une saine politique de réconciliation nationale n’a pas à raviver la flamme du souvenir, pas plus qu’à attiser les affres du ressentiment. Car toute souvenance est fauteuse de troubles! Et pour cause, les remémorations des assassinats et des massacres qui ont ponctué nos guerres civiles ne sauraient être, pour les sinistrés, l’occasion de recueillements pacifiques et de saines réflexions sur la vanité des choses. Loin de là, elles peuvent «légitimement» déclencher des fureurs vengeresses.
Des exemples historiques
Ainsi donc, et aussitôt que le christianisme était devenu, sous Byzance, la religion d’État, les juifs étaient régulièrement pris à partie.  À l’occurrence de chaque Vendredi saint, des foules de chrétiens s’en prenaient aux sectateurs de Moïse, les traitant de déicides.
 À ces démonstrations d’ire publique n’échappe pas Achoura, qui est commémorée le 10 du mois de muharram. Le ressentiment qui s’y exprime et qui prend pour cible Yazid bin Mua’wiya, Ubaydallah ben Ziyad et les Omeyyades en général peut aisément déborder les limites et susciter des frictions entre communautés musulmanes rivales.
Et comme l’Europe n’a rien à envier au Moyen-Orient, rendons-nous en Irlande du Nord. Qui n’a suivi les défilés des loges orangistes, dans le comté d’Armagh, plus précisément dans le quartier catholique de Gavarghy Road? Cela fait deux siècles que les Boyne Parades, célébrant la victoire des protestants sur les catholiques, exacerbent les tensions intercommunautaires.
Les commémorations crient vengeance.
Le 6 mai, la fête des Martyrs
Il faut se le répéter: toute «réminiscence» opère comme un marqueur d’identité et, de ce fait, elle cristallise les rancœurs. Sous le Mandat français, on célébrait au Liban deux fêtes des Martyrs: d’une part, la fête officielle qui avait lieu le 2 septembre, et d’autre part la fête populaire qui se tenait le 6 mai. Cette dernière ne semblait concerner qu’une partie du pays, celle qui était unioniste, grosso modo hostile à la puissance mandataire, et qui récusait le fait accompli qu’était la proclamation d’un Grand Liban détaché de l’hinterland syrien. Fût-ce le 6 mai ou le 2 septembre, l’opposition entre les deux dates était significative, chaque partie ayant choisi son camp: unionistes contre libanistes, le peuple à majorité sunnite des villes côtières face à la puissance mandataire, autour de laquelle se retrouvait un courant majoritairement chrétien (1).
En somme, dis-moi «quand» tu commémores, je te dirai qui tu es! Et ce n’est que le 6 mai 1937 que les deux «fêtes » fusionnèrent pour n’en plus faire qu’une!
Le 4 Août, un abus de mémoire?

Se méfiant de l’instrumentalisation du souvenir, Paul Ricœur disait qu’on peut être «troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire» (2). Car ledit rappel du souvenir n’est pas toujours si innocent qu’on veut bien le croire; il peut donner libre cours à l’irrationnel et aux instincts irrépressibles.
La troisième commémoration du 4 Août à laquelle nous venons d’assister a-t-elle constitué un abus de mémoire? Certains pensent que nous aurions dû sacrifier sur l’autel de l’entente nationale jusqu’au souvenir de nos morts! Le Hezbollah nous y convie du moment que tout l’accuse d’avoir entreposé les matières explosives en milieu urbain. Mais Mariana Foudoulian, qui a perdu sa sœur Gaïa, ne l’entend pas de cette oreille. N’écoutant que son cœur et sa conscience, elle a énuméré à l’adresse des foules rassemblées toutes les entraves faites à l’instruction du procès. Dans sa quête de la vérité, elle a dénoncé haut et fort ceux qui bloquent le cours de la justice, le juge Bitar ayant dû suspendre son enquête treize mois durant; et aussitôt qu’il l’a reprise en janvier dernier, il a été poursuivi pour insubordination par le Procureur général, au prétexte qu’il avait inculpé des personnalités de haut rang.
Les commémorations crient justice.
La commémoration du 4 Août, une vaine gesticulation?
Et même si trois ambassadeurs (3) ont appelé à briser le cycle de l’impunité, il n’en reste pas moins que l’ordre international a jusque-là plié devant la détermination du Hezbollah, épaulé par l’Iran. À telle enseigne que le Tribunal spécial pour le Liban (TSL), après tant de méritoires efforts, n’a condamné que trois individus – trois exécuteurs de basse besogne. Cette instance internationale n’avait pas le droit de remonter la chaîne de commandement, pour désigner les commanditaires de l’attentat du 14 février 2005 qui emporta Rafic Hariri et 21 autres personnes. «No Trespassing», ainsi en avait décidé l’axe de la moumana’a. Et les magistrats du TSL en avaient pris acte. Porca miseria!
Que peut-on désormais attendre des juridictions libanaises quand les juridictions internationales ont avalé des couleuvres?  Citoyens d’un libre Liban, vous pouvez toujours pointer le Hezbollah de votre doigt accusateur, la commémoration du 4 Août n’en reste pas moins l’aveu de votre impuissance à faire justice.
Mais la déesse Némésis veille; cette fille de la Nuit personnifie la vengeance (4) et châtie les hommes ivres de démesure.
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1- Youssef Mouawad, «Jamal pacha, en une version libanaise», in Maronites dans l’Histoire, De Rebus Maronitarum, L’Orient des livres, Beyrouth, 2017, pp. 143-176.
2- Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, 2000, p. 1.
3- Les ambassadeurs d’Allemagne, des Pays-Bas et d’Australie, représentant des pays ayant perdu des ressortissants lors de l’explosion au port de Beyrouth, ont appelé les autorités libanaises à mettre fin à l’obstruction et aux retards subis par l’enquête et à préserver l’indépendance du pouvoir judiciaire libanais, loin de toute ingérence.
4- «Toi ma patiente ma patience ma parente (…) Prépare à la vengeance un lit d’où je naîtrai», Paul Éluard.
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