J’ai l’impression que ma vie s’est déroulée au milieu des livres. Mon existence est un défilé d’histoires, de pages, de mots. Mon cocon est une librairie et ma personnalité s’est façonnée en tournant les pages des centaines de livres que j’ai goulûment dévorés, des récits que j’ai écoutés et inventés dans cette librairie. Mon être entier est un papier buvard assoiffé de mots, d’évasion et d’imagination.
C’était samedi et l’impatience me donnait des fourmis dans les jambes. La hâte faisait vibrer mon petit cœur. Je m’appelle Naoum, j’avais dix ans à l’époque. Mon lieu préféré dans la vie était la librairie du vieux Aimé. Je disais vieux, mais, rétrospectivement, il ne l’était pas tant. Ses longs cheveux argentés noués en catogan, sa barbe grise de trois jours, ses lunettes en cul de bouteille et sa démarche incertaine me faisaient dire cela.
Baba m’emmenait chaque semaine dans sa librairie, c’était notre rituel père-fils. Il en avait bien fallu quelques-uns quand Mama nous a quittés… celui-ci nous avait aidés à nous échapper, à survivre. Celui de la tartine matinale miel et pistaches grillées nous avait apporté de l’amour et une bouée superflue autour de la taille de Baba. Celui du film français le vendredi soir au cinéma nous avait permis de vivre une aventure palpitante chaque semaine. Celui du footing le nez au vent sur la corniche depuis notre maison de Hamra, de renforcer notre mental. Celui de visiter une capitale européenne tous les six mois, de nous évader. Toutes ces traditions réunies, d’aller de l’avant sans Mama.
Ce matin, comme nous avions de l’avance, nous étions les premiers. Nous nous rendions au fond de la pièce principale qu’Aimé avait aménagée comme un salon. Il avait bien réussi l’agencement de cet espace, le mur de pierres grège offrait tout de suite une belle ambiance. Il formait une alcôve arrondie dans laquelle s’insérait une baie vitrée, puits de lumière. Aimé avait installé une méridienne en patchwork coloré à l’image de la peau d’Elmer l’éléphant célèbre. Tout autour étaient jetés des coussins, des poufs et des poires moelleux. Le tapis d’Orient faisait aussi l’affaire pour ceux qui préféraient. Moi je préférais, car ainsi je m’appuyais contre les genoux hauts de Baba. Aimé trônait dans un rocking-chair en osier, vestige d’une vie passée.
Il nous lisait une histoire de son choix, à nous les dix gamins fidèles inscrits à cet atelier de lecture nommé «Balad el hkeyet», «J’aime les histoires». Il ne choisissait pas son histoire au hasard, elle sortait tout droit d’un livre-jeu. Comment vous ne savez pas ce que c’est?
Le livre-jeu est une histoire d’aventure où nous, les enfants, devenions des protagonistes ou les auteurs! Nous pouvions choisir où allaient se rendre les personnages, quelle serait leur prochaine action, qui ils rencontreraient, si leur aventure se terminait dans le drame ou la comédie… notre conteur interrompait sa lecture pour que nous puissions choisir tous ensemble la suite de l’aventure. Nous n’étions pas toujours unanimement d’accord et parfois les livres-jeux nous lançaient de sacrés défis collectifs! Une fois, nous avions dû nous repérer sur une carte partiellement effacée par des taches d’eau, la semaine d’avant nous avions planché sur une énigme en décryptant un message codé de chiffres, lettres, symboles et couleurs et, une fois, il nous a demandé de prévoir des lunettes 3D! C’est dans ces ateliers que j’ai appris la patience, la diplomatie et les compromis qui offrent de belles surprises.
Aimé disposait des ingrédients pour rendre ce moment véritablement magique! Nous étions instantanément plongés dans son ambiance, propice au voyage. Le rituel silencieux de notre installation créait une tension électrisante. Nous attendions hâtivement d’embarquer direction ce monde de l’ailleurs.
Aimé avait une voix grave et mouillée, un de ces timbres qui s’imprime dans l’oreille. Il savait moduler cette voix pour incarner des personnages différents, l’ogre qui grogne, la fillette qui geint, le marin qui peste ou le chat qui couine. Et il faut dire qu’un Breton à Beyrouth n’était pas courant et cela pimentait largement le périple. Il jonglait avec nos émotions sans cesse, avec lui on riait, on frémissait, on sursautait, on pleurait parfois cachés dans nos coudes. Combien de centaines d’enfants avait-il rendus heureux depuis les trente-cinq années de vie de sa librairie? Combien de fois avions-nous remercié sa défunte épouse beyrouthine de l’avoir amené au Liban! Quand la lecture s’achevait, Aimé tirait au sort l’un de nos prénoms et l’enfant chanceux remportait le livre! J’avais été le gagnant du premier tirage.
Ce qui était génial, c’est qu’un livre-jeu pouvait se lire plein de fois tant les possibilités de chemins d’histoires étaient variées!
Une heure trente passait et la clochette de la porte tintait joyeusement à notre sortie. Avec Baba, nous nous dépêchions de rentrer à la maison pour prolonger notre moment. Chez nous le samedi, l’imagination ne connaissait aucune limite. Nous avions créé notre propre ambiance dans la salle de jeux, assis face à face sur un bureau fait d’une planche de bois posée sur tréteaux. Je me saisissais du grand cahier cartonné qu’il m’avait fabriqué et dont j’avais décoré la couverture des carreaux multicolores d’Elmer, ma mini librairie. Dedans, nous écrivions chacun à notre tour et nous adorions inventer un dernier chemin pour l’histoire lue par Aimé. Nous la lui partagions la semaine suivante.
Le soir, je m’endormais et, sur mes paupières closes, des lignes de mots dansaient, des pages se tournaient et des histoires fabriquaient mes rêves. La lecture savait me transporter. De toute ma vie, je n’avais vécu d’aussi beaux voyages que ceux réalisés dans les livres.
Et puis un jour, la librairie a entièrement brûlé.
C’était samedi et l’impatience me donnait des fourmis dans les jambes. La hâte faisait vibrer mon petit cœur. Je m’appelle Naoum, j’avais dix ans à l’époque. Mon lieu préféré dans la vie était la librairie du vieux Aimé. Je disais vieux, mais, rétrospectivement, il ne l’était pas tant. Ses longs cheveux argentés noués en catogan, sa barbe grise de trois jours, ses lunettes en cul de bouteille et sa démarche incertaine me faisaient dire cela.
Baba m’emmenait chaque semaine dans sa librairie, c’était notre rituel père-fils. Il en avait bien fallu quelques-uns quand Mama nous a quittés… celui-ci nous avait aidés à nous échapper, à survivre. Celui de la tartine matinale miel et pistaches grillées nous avait apporté de l’amour et une bouée superflue autour de la taille de Baba. Celui du film français le vendredi soir au cinéma nous avait permis de vivre une aventure palpitante chaque semaine. Celui du footing le nez au vent sur la corniche depuis notre maison de Hamra, de renforcer notre mental. Celui de visiter une capitale européenne tous les six mois, de nous évader. Toutes ces traditions réunies, d’aller de l’avant sans Mama.
Ce matin, comme nous avions de l’avance, nous étions les premiers. Nous nous rendions au fond de la pièce principale qu’Aimé avait aménagée comme un salon. Il avait bien réussi l’agencement de cet espace, le mur de pierres grège offrait tout de suite une belle ambiance. Il formait une alcôve arrondie dans laquelle s’insérait une baie vitrée, puits de lumière. Aimé avait installé une méridienne en patchwork coloré à l’image de la peau d’Elmer l’éléphant célèbre. Tout autour étaient jetés des coussins, des poufs et des poires moelleux. Le tapis d’Orient faisait aussi l’affaire pour ceux qui préféraient. Moi je préférais, car ainsi je m’appuyais contre les genoux hauts de Baba. Aimé trônait dans un rocking-chair en osier, vestige d’une vie passée.
Il nous lisait une histoire de son choix, à nous les dix gamins fidèles inscrits à cet atelier de lecture nommé «Balad el hkeyet», «J’aime les histoires». Il ne choisissait pas son histoire au hasard, elle sortait tout droit d’un livre-jeu. Comment vous ne savez pas ce que c’est?
Le livre-jeu est une histoire d’aventure où nous, les enfants, devenions des protagonistes ou les auteurs! Nous pouvions choisir où allaient se rendre les personnages, quelle serait leur prochaine action, qui ils rencontreraient, si leur aventure se terminait dans le drame ou la comédie… notre conteur interrompait sa lecture pour que nous puissions choisir tous ensemble la suite de l’aventure. Nous n’étions pas toujours unanimement d’accord et parfois les livres-jeux nous lançaient de sacrés défis collectifs! Une fois, nous avions dû nous repérer sur une carte partiellement effacée par des taches d’eau, la semaine d’avant nous avions planché sur une énigme en décryptant un message codé de chiffres, lettres, symboles et couleurs et, une fois, il nous a demandé de prévoir des lunettes 3D! C’est dans ces ateliers que j’ai appris la patience, la diplomatie et les compromis qui offrent de belles surprises.
Aimé disposait des ingrédients pour rendre ce moment véritablement magique! Nous étions instantanément plongés dans son ambiance, propice au voyage. Le rituel silencieux de notre installation créait une tension électrisante. Nous attendions hâtivement d’embarquer direction ce monde de l’ailleurs.
Aimé avait une voix grave et mouillée, un de ces timbres qui s’imprime dans l’oreille. Il savait moduler cette voix pour incarner des personnages différents, l’ogre qui grogne, la fillette qui geint, le marin qui peste ou le chat qui couine. Et il faut dire qu’un Breton à Beyrouth n’était pas courant et cela pimentait largement le périple. Il jonglait avec nos émotions sans cesse, avec lui on riait, on frémissait, on sursautait, on pleurait parfois cachés dans nos coudes. Combien de centaines d’enfants avait-il rendus heureux depuis les trente-cinq années de vie de sa librairie? Combien de fois avions-nous remercié sa défunte épouse beyrouthine de l’avoir amené au Liban! Quand la lecture s’achevait, Aimé tirait au sort l’un de nos prénoms et l’enfant chanceux remportait le livre! J’avais été le gagnant du premier tirage.
Ce qui était génial, c’est qu’un livre-jeu pouvait se lire plein de fois tant les possibilités de chemins d’histoires étaient variées!
Une heure trente passait et la clochette de la porte tintait joyeusement à notre sortie. Avec Baba, nous nous dépêchions de rentrer à la maison pour prolonger notre moment. Chez nous le samedi, l’imagination ne connaissait aucune limite. Nous avions créé notre propre ambiance dans la salle de jeux, assis face à face sur un bureau fait d’une planche de bois posée sur tréteaux. Je me saisissais du grand cahier cartonné qu’il m’avait fabriqué et dont j’avais décoré la couverture des carreaux multicolores d’Elmer, ma mini librairie. Dedans, nous écrivions chacun à notre tour et nous adorions inventer un dernier chemin pour l’histoire lue par Aimé. Nous la lui partagions la semaine suivante.
Le soir, je m’endormais et, sur mes paupières closes, des lignes de mots dansaient, des pages se tournaient et des histoires fabriquaient mes rêves. La lecture savait me transporter. De toute ma vie, je n’avais vécu d’aussi beaux voyages que ceux réalisés dans les livres.
Et puis un jour, la librairie a entièrement brûlé.
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