La perception actuelle des musiques d’art au Liban (2/4)

La Nahda a donné naissance à deux courants distincts de rénovation de la culture arabe: l'un, endogène, qui se base sur les modèles traditionnels locaux, l'autre, exogène, qui se base sur l’occidentalisation de la culture locale, au nom d’un certain darwinisme musical. La deuxième partie de cet essai, axée sur une analyse diachronique, se penche sur l'histoire des musiques d'art au Liban, soumettant la notion de «musique savante libanaise» à une analyse critique. Ce concept suscite, en effet, des interrogations profondes, aussi bien sur le plan identitaire qu’esthétique.
L'interaction entre héritage et création musicale constitue l’une des pierres angulaires de la musicologie comparée. Cette réflexion s'appuie sur une distinction entre deux approches traditionnelles: d'une part, la tradition populaire qui se caractérise par la reproduction fidèle à la lettre des modèles hérités, et, d'autre part, la tradition artistique qui privilégie une innovation basée sur les modèles hérités. Parallèlement au recours à ces modèles traditionnels, le paradigme moderniste de l'innovation se démarque nettement de ceux-ci pour recourir à des métissages entre éléments grammaticaux musicaux locaux et d’autres, occidentaux. Le surgissement d’un tel paradigme moderniste fait effectivement basculer cet essai dans l’approche diachronique, dans la mesure où il anime l’histoire de la musique en Europe depuis le schisme de 1054. La musique occidentale a ainsi vu se succéder différentes écoles historiques, en guise de dialectes musicaux, au sein de la même langue polyphonique tonale, tandis que les cultures musicales d'Asie occidentale et de Méditerranée méridionale sont demeurées fidèles aux paradigmes traditionnels jusqu'à la Première Guerre mondiale, la diversification en dialectes musicaux se faisant dans une perspective géoculturelle synchronique.

Courant endogène de la Nahda


Partant de la théorisation élaborée par Albert Hourani de la Nahda en courants endogène versus exogène, Nidaa Abou Mrad considère que le courant endogène de la renaissance musicale arabe s’identifie à une réactivation par les acteurs culturels du paradigme de renouveau endotraditionnel. Ce processus s'est appuyé sur l'herméneutique et la création à partir des modèles hérités, en réaction à l'incursion de la modernité européenne sur le territoire du Mashriq, en réactivant et en métissant entre eux les gènes créatifs des traditions musicales monodiques modales du Mashriq. Quant au courant exogène de la Nahda musicale, il prend la forme d’une hybridation d’éléments monodiques modaux traditionnels du Mashriq, avec des éléments harmoniques tonals occidentaux et l’adoption des paradigmes grammaticaux musicaux et esthétiques occidentaux par une frange de la nouvelle classe moyenne du Levant et de ses élites intellectuelles. Et cela, en guise de modernité non pas endogène, mais empruntée à une autre culture considérée (abusivement) par les élites levantines comme un modèle universel du progrès musical. Ainsi, avant la Première Guerre mondiale, la Nahda musicale endogène met en place une grande tradition musicale artistique monodique modale dans les villes du Levant et d’Égypte, avec l’école du grand chanteur et compositeur égyptien Abdu al-Hamuli, tradition amplement décrite par Frédéric Lagrange.

Modèle de progrès


Toujours selon Nidaa Abou Mrad, cette dynamique atteint néanmoins un peu trop tard le territoire du Liban rural de la Mutassarifiya pour permettre à la tradition musicale artistique du Levant de s’affirmer pleinement sur le territoire du Grand Liban en tant que seule musique d’art légitime de cette nouvelle entité politique. Agissant selon les principes de base du colonialisme, le Mandat français qui s’impose au Levant n’a alors de cesse de favoriser l’adoption par la société locale des expressions culturelles allochtones européennes et le développement de ces expressions au détriment du développement endogène et légitime des expressions culturelles autochtones, comme le démontre Diana Abbani. Tout au long du siècle passé, cela a conduit les élites autochtones occidentalisées à adopter la musique polyphonique tonale européenne comme modèle unique de progrès, et donc à imposer aux traditions musicales monodiques modales autochtones un schéma d’acculturation forcée selon cette norme importée.

Musique savante libanaise


Cela dit, on se doit de tirer une première sonnette d’alarme: on ne peut se permettre, sous couvert de darwinisme culturel, d’effacer des grammaires riches et enrichissantes pour l’humanité, par seul souci de modernisme. C’est en ce sens qu’il convient de soumettre la notion de «musique savante libanaise» à une analyse critique. Cette critique repose sur des critères identitaires culturels autant que sur des critères musicologiques grammaticaux et esthétiques. Du point de vue identitaire, le Liban étant un pays du Levant, il est vain, voire pernicieux de l’arracher à son territoire culturel et d'en faire, dès 1920, un greffon occidental en terre du Levant, au nom du darwinisme culturel ou de l’ouverture et du dialogue des cultures. En prenant pour référence le courant endogène de la Nahda, la notion de musique savante libanaise s’identifie donc a priori à la musique d’art traditionnelle qui s’est développée sur le territoire libanais à l’époque de la Nahda et qui était dotée d’une théorisation écrite notamment par le musicologue libanais Mikhaïl Petraki Machaqa (1800-1888) au dix-neuvième siècle. Cette musique a été immortalisée dans les enregistrements sur disques 78 tours de Muhyiddîn Baayoun (1868-1934), Farjallah Bayda (1880-1933), Mitri al-Murr (1880-1969) et Marie Jubran (1911-1956), ainsi que d’autres chanteurs et instrumentistes du Grand Liban.

Quant aux tentatives de métissage entre cette tradition monodique modale et la grammaire polyphonique européenne, elle relève soit de l’expérimentation compositionnelle, soit de la musique de variété. Et ce, tant qu’aucun compositeur libanais (hormis Zad Moultaka et Wajdi Abou Diab par leurs expériences novatrices) formé à cette grammaire n’aura vraiment fait école dans la production d’une musique contemporaine digne de ce nom, selon les normes européennes actuelles, qui s’alimente authentiquement aux sources des traditions musicales du Levant, sans sombrer dans l’anecdotisme du «Hi ! Kîfak? Ça va? Ciao!». Toutes ces considérations nous amènent à approfondir l’histoire musicale du Grand Liban, devenu République libanaise, et ce, à partir de l’étude de la problématique du Conservatoire national de Beyrouth.  Ce vivier culturel s’origine, en effet, dans cet imbroglio surréaliste surgi il y a cent ans de la volonté délibérée et conjuguée de la puissance mandataire et de la direction de cette institution, sous couvert de progrès et d’ouverture, d’éclipser, voire de remplacer la pratique de la musique d’art autochtone. Comment? En la substituant par celle de la musique d’art allochtone, puis par celle d’une créolisation hâtive des deux systèmes musicaux (tonal européen et modal levantin), aboutissant à des expérimentations de qualité inégale ou à la musique de consommation qui domine actuellement.

Références bibliographiques


Abbani, Diana, 2019, Wadī' Ṣabrā et le modernisme musical au Liban durant la période du mandat français, Revue des traditions musicales, n° 13, Musicologie francophone de l’Orient, Geuthner et Éditions de l’Université Antonine, p. 115-126.
Abou Mrad, Nidaa, 2016, Éléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les traditions monodiques, Paris et Hadath-Baabda, Geuthner et Éditions de l’Université Antonine.
Abou Mrad, 2022, L’empreinte francophone dans la musicologie libanaise: esquisse d’une dactyloscopie épistémologique franco-levantine, musicologies francophones et circulation des savoirs en contextes multiculturels, Achille Davy-Rigaux, Catherine Deutsch, Hamdi Makhlouf, Anas Ghrab (dir.), Tunis, Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes, Éditions SOTUMEDIAS, p. 201-230.
Hourani, Albert, 1962, Arabic Thought in the Liberal Age 1798-1939, London, Oxford University Press.
Lagrange, Frédéric, 1994, Musiciens et poètes en Égypte au temps de la Nahda, thèse de doctorat (n. p.), Université de Paris VIII, Saint-Denis.
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