Depuis 1919, une polémique sur la paternité de plusieurs pièces de Molière remue le milieu théâtral français. Une étude informatique effectuée en 2019 confirme finalement que Molière est bien l’auteur de ses pièces.
Sganarelle
Moi, médecin, Monsieur! Je suis prêt à faire tout ce qu’il vous plaira: mais, pour faire le médecin, je suis assez votre serviteur pour n’en rien faire du tout; et par quel bout m’y prendre, bon Dieu? Ma foi! Monsieur, vous vous moquez de moi.
[Le Médecin volant, Molière, 1645]
Mascarille
…Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux
Ont sujet d’espérer quelque succès heureux,
Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche
Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.
[L'Étourdi ou les Contretemps, Molière, 1655]
Ces répliques extraites de deux pièces de Molière, écrites à dix ans d’intervalle, illustrent une «transformation» de style impressionnante et peut interloquer: s’agit-il du même auteur?
La polémique Molière-Corneille lancée par Pierre Louÿs
C’est la question soulevée par Pierre Louÿs en 1919 dans les journaux Le Temps et Comœdia où il affirme que la pièce Amphitryon (1668) n’est pas de Molière, mais de Pierre Corneille. Il met ainsi en doute la paternité de toutes les pièces «sérieuses» de Molière, notamment L’École des femmes (1662), Tartuffe (1664), Le Misanthrope (1666), Les Femmes savantes (1672).
Un mouvement dit des «Cornéliens» se forme alors et avance des arguments et des preuves pour nourrir cette théorie. Les arguments sont multiples et parfois troublants :
Dominique Labbé, chercheur au laboratoire de recherche en sciences sociales rattaché au CNRS, à l'université de Grenoble et à l'Institut d'études politiques de Grenoble, utilise une méthode qui consiste à mesurer la distance intertextuelle entre deux textes. Si les mots sont employés dans deux textes à la même fréquence, la distance relative est 0. Si les textes ne partagent aucun mot en commun, la distance est de 1. Labbé applique son algorithme sur les textes de Molière et de Corneille et conclut que seize à dix-huit comédies attribuées à Molière sont en fait des écrits de Corneille.
Dominique Labbé publie par la suite le livre Si deux et deux font quatre, Molière n'a pas écrit Dom Juan; l’avocat belge Hyppolyte Wouters publie un livre intitulé Molière ou l'auteur imaginaire dans lequel on peut lire que «l'auteur préféré des Français, le plus génial des dramaturges, Molière, n'aurait été qu'un prête-nom» ou encore que «Corneille qui fut le nègre de... Molière. Pire, ce dernier aurait été bien en mal de mettre en mots les œuvres qui lui sont aujourd'hui attribuées, car il n'aurait jamais été qu'un écrivain moyen.»
Ce mouvement des cornéliens est contesté par des statisticiens qui critiquent la méthode de Labbé ainsi que par des dramaturges qui montrent que les caractères et le rythme des textes de Molière se distinguent clairement de ceux de Corneille.
Séparation informatisée des textes de Corneille à gauche et ceux de Molière, à droite
Les recherches probantes de deux chercheurs du CNRS
Deux jeunes chercheurs du CNRS et professeurs à l'École des chartes, Florian Cafiero et Jean-Baptiste Camps, ont réalisé une étude décisive en 2019, fondée sur une méthode informatique avancée, qui analyse les textes selon six méthodes différentes* qui traitent le vocabulaire, les rimes, les conjonctions, les suffixes et préfixes, la grammaire et la morphologie des phrases. Ils parviennent à un résultat où Molière est toujours très clairement séparé de Pierre Corneille.
Les deux professeurs ayant inclus plusieurs auteurs dans leur étude écrivent dans leur conclusion:
L’historien Georges Forestier, titulaire de la chaire des études théâtrales du XVIIe siècle à la Sorbonne, porte un jugement sévère sur Pierre Louÿs :
Forestier observe que, du vivant de Molière, on l'avait accusé de tous les maux: de plagier les auteurs italiens et espagnols, de puiser dans des mémoires fournis par les contemporains, d'être cocu et même d'avoir épousé sa propre fille. Or même ses pires ennemis ne lui ont pas contesté la paternité de ses pièces à succès.
À ceux qui disent que Molière n’était pas suffisamment éduqué pour écrire dans le style de ses pièces sérieuses, Forestier répond qu’en 1635, Jean-Baptiste Poquelin obtient de faire ses études comme externe au Collège de Clermont tenu par les jésuites. «Les jésuites utilisaient le théâtre comme moyen d’action pédagogique, et les élèves jouaient eux-mêmes des pièces latines et grecques, le plus souvent des tragédies.» Molière avait donc la culture d’un authentique lettré.
Sur le fait qu'aucun manuscrit de Molière ne soit parvenu jusqu'à nous, il signale que c'est également le cas pour Corneille et pour Racine, excepté quelques notes conservées par des descendants et, qu'à cette époque, il n'était pas d'usage de conserver le manuscrit d'un texte après sa publication.
Forestier rappelle qu'à la fin de l'année 1662, les frères Corneille ont organisé une cabale contre L'École des femmes, pièce où Molière se moque ouvertement de leurs titres de noblesse. Il est donc peu probable que Corneille ait écrit puis critiqué une œuvre dans laquelle il se moque de son frère et de lui-même.
Il semble donc qu’avec ces éléments historiques et scientifiques, la polémique soit enfin close, un siècle exactement après son déclenchement par Pierre Louÿs.
Terminons donc par la profession de foi d’Arsinoé à Célimène dans le Misanthrope, et que nous pourrions à notre tour, dédier à son auteur (oui oui, son auteur)!
«Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue:
Tous deux ils m’ont trouvée, et se sont plaints à moi
D’un trait à qui mon cœur ne saurait prêter foi.
J’ai du fond de votre âme une trop haute estime
Pour vous croire jamais capable d’un tel crime ;
Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts,
Et l’amitié passant sur de petits discords,
J’ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
Pour vous voir vous laver de cette calomnie.»
* Fréquence des mots, fréquence des lemmes (variations et compositions lexicales dans la langue: vivre, être vivant, il a vécu etc., fréquence des rimes, fréquence des mots-outils (prépositions, pronoms, conjonctions de coordination etc.), l’ordre des éléments des phrases et fréquence des successions de mots de trois natures grammaticales données.
Sganarelle
Moi, médecin, Monsieur! Je suis prêt à faire tout ce qu’il vous plaira: mais, pour faire le médecin, je suis assez votre serviteur pour n’en rien faire du tout; et par quel bout m’y prendre, bon Dieu? Ma foi! Monsieur, vous vous moquez de moi.
[Le Médecin volant, Molière, 1645]
Mascarille
…Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux
Ont sujet d’espérer quelque succès heureux,
Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche
Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.
[L'Étourdi ou les Contretemps, Molière, 1655]
Ces répliques extraites de deux pièces de Molière, écrites à dix ans d’intervalle, illustrent une «transformation» de style impressionnante et peut interloquer: s’agit-il du même auteur?
La polémique Molière-Corneille lancée par Pierre Louÿs
C’est la question soulevée par Pierre Louÿs en 1919 dans les journaux Le Temps et Comœdia où il affirme que la pièce Amphitryon (1668) n’est pas de Molière, mais de Pierre Corneille. Il met ainsi en doute la paternité de toutes les pièces «sérieuses» de Molière, notamment L’École des femmes (1662), Tartuffe (1664), Le Misanthrope (1666), Les Femmes savantes (1672).
Un mouvement dit des «Cornéliens» se forme alors et avance des arguments et des preuves pour nourrir cette théorie. Les arguments sont multiples et parfois troublants :
- Molière était le bouffon et le tapissier du roi et n’avait pas le loisir de consacrer des milliers d’heures à lire, à écrire et à corriger.
- On relève une similitude entre l’alexandrin de certaines pièces signées Molière et celui de Pierre Corneille.
- La carrière de Jean-Baptiste Poquelin commence par un séjour de plusieurs mois à Rouen où habite Pierre Corneille. Il deviendra Molière par la suite. En 1661, le théâtre du Palais-Royal dirigé par Molière est ouvert à Paris. En 1662, les frères Corneille s’installent à Paris où les grandes pièces de Molière vont désormais se succéder.
Dominique Labbé, chercheur au laboratoire de recherche en sciences sociales rattaché au CNRS, à l'université de Grenoble et à l'Institut d'études politiques de Grenoble, utilise une méthode qui consiste à mesurer la distance intertextuelle entre deux textes. Si les mots sont employés dans deux textes à la même fréquence, la distance relative est 0. Si les textes ne partagent aucun mot en commun, la distance est de 1. Labbé applique son algorithme sur les textes de Molière et de Corneille et conclut que seize à dix-huit comédies attribuées à Molière sont en fait des écrits de Corneille.
Dominique Labbé publie par la suite le livre Si deux et deux font quatre, Molière n'a pas écrit Dom Juan; l’avocat belge Hyppolyte Wouters publie un livre intitulé Molière ou l'auteur imaginaire dans lequel on peut lire que «l'auteur préféré des Français, le plus génial des dramaturges, Molière, n'aurait été qu'un prête-nom» ou encore que «Corneille qui fut le nègre de... Molière. Pire, ce dernier aurait été bien en mal de mettre en mots les œuvres qui lui sont aujourd'hui attribuées, car il n'aurait jamais été qu'un écrivain moyen.»
Ce mouvement des cornéliens est contesté par des statisticiens qui critiquent la méthode de Labbé ainsi que par des dramaturges qui montrent que les caractères et le rythme des textes de Molière se distinguent clairement de ceux de Corneille.
Séparation informatisée des textes de Corneille à gauche et ceux de Molière, à droite
Les recherches probantes de deux chercheurs du CNRS
Deux jeunes chercheurs du CNRS et professeurs à l'École des chartes, Florian Cafiero et Jean-Baptiste Camps, ont réalisé une étude décisive en 2019, fondée sur une méthode informatique avancée, qui analyse les textes selon six méthodes différentes* qui traitent le vocabulaire, les rimes, les conjonctions, les suffixes et préfixes, la grammaire et la morphologie des phrases. Ils parviennent à un résultat où Molière est toujours très clairement séparé de Pierre Corneille.
Les deux professeurs ayant inclus plusieurs auteurs dans leur étude écrivent dans leur conclusion:
- «Les auteurs sont très clairement séparés. De plus, avec l’introduction de ces nouveaux auteurs, on remarque qu'en général, ce n'est même pas Pierre Corneille qui est le plus proche de Molière. Ça n'est jamais Pierre Corneille qui est le plus proche du style de Molière parmi les auteurs du corpus.»
- «Notre analyse réfute les deux théories et conclut que ni Pierre Corneille ni Thomas Corneille (et accessoirement, ni aucun des autres auteurs testés) aurait pu écrire les pièces signées sous le nom Molière.»
L’historien Georges Forestier, titulaire de la chaire des études théâtrales du XVIIe siècle à la Sorbonne, porte un jugement sévère sur Pierre Louÿs :
- «Pierre Louÿs est un homme de supercherie extraordinaire! Il s'est rendu célèbre en publiant une prétendue traduction d'un recueil de poèmes magnifiques, Les Chansons de Bilitis, qu'il a présenté comme une traduction d'une poétesse grecque ancienne. Et un beau jour, un an plus tard, après avoir été félicité même par les hellénistes de la Sorbonne, il dit: 'C'est moi qui l'ai fait.'»
- « Louÿs avait été influencé par les soi-disant preuves d’Abel Lefranc affirmant que Shakespeare n'a rien écrit puisque le comte de Derby était le véritable auteur de ses œuvres.»
Forestier observe que, du vivant de Molière, on l'avait accusé de tous les maux: de plagier les auteurs italiens et espagnols, de puiser dans des mémoires fournis par les contemporains, d'être cocu et même d'avoir épousé sa propre fille. Or même ses pires ennemis ne lui ont pas contesté la paternité de ses pièces à succès.
À ceux qui disent que Molière n’était pas suffisamment éduqué pour écrire dans le style de ses pièces sérieuses, Forestier répond qu’en 1635, Jean-Baptiste Poquelin obtient de faire ses études comme externe au Collège de Clermont tenu par les jésuites. «Les jésuites utilisaient le théâtre comme moyen d’action pédagogique, et les élèves jouaient eux-mêmes des pièces latines et grecques, le plus souvent des tragédies.» Molière avait donc la culture d’un authentique lettré.
Sur le fait qu'aucun manuscrit de Molière ne soit parvenu jusqu'à nous, il signale que c'est également le cas pour Corneille et pour Racine, excepté quelques notes conservées par des descendants et, qu'à cette époque, il n'était pas d'usage de conserver le manuscrit d'un texte après sa publication.
Forestier rappelle qu'à la fin de l'année 1662, les frères Corneille ont organisé une cabale contre L'École des femmes, pièce où Molière se moque ouvertement de leurs titres de noblesse. Il est donc peu probable que Corneille ait écrit puis critiqué une œuvre dans laquelle il se moque de son frère et de lui-même.
Il semble donc qu’avec ces éléments historiques et scientifiques, la polémique soit enfin close, un siècle exactement après son déclenchement par Pierre Louÿs.
Terminons donc par la profession de foi d’Arsinoé à Célimène dans le Misanthrope, et que nous pourrions à notre tour, dédier à son auteur (oui oui, son auteur)!
«Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue:
Tous deux ils m’ont trouvée, et se sont plaints à moi
D’un trait à qui mon cœur ne saurait prêter foi.
J’ai du fond de votre âme une trop haute estime
Pour vous croire jamais capable d’un tel crime ;
Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts,
Et l’amitié passant sur de petits discords,
J’ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
Pour vous voir vous laver de cette calomnie.»
* Fréquence des mots, fréquence des lemmes (variations et compositions lexicales dans la langue: vivre, être vivant, il a vécu etc., fréquence des rimes, fréquence des mots-outils (prépositions, pronoms, conjonctions de coordination etc.), l’ordre des éléments des phrases et fréquence des successions de mots de trois natures grammaticales données.
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