Dans l'ouvrage intitulé Sa vie est passée dans la vôtre ont été rassemblées des lettres de condoléances de Rainer-Maria Rilke adressées à des proches endeuillés. Derrière l’exercice épistolaire se déploie une réflexion profonde et nuancée sur le sens de la mort. Dans ses missives où percent en filigrane les tourments de l’âme, le poète érige la solitude en une nécessité vitale, chemin de croix, mais aussi de rédemption. Loin des turpitudes de la foule, il s’agit de faire silence en soi pour entendre l’ineffable murmure de l’inspiration. Reclus dans sa tour d’ivoire, tel un alchimiste penché sur le Grand Œuvre, le virtuose des mots distille l’élixir de ses propos, sublime quintessence de ses errances intérieures. Mais au faîte de cette solitude, se dresse le spectre de la Mort, ultime horizon que nul ne saurait éluder. Pour Rilke, il ne s’agit point de fuir lâchement devant l’inexorable faucheuse, mais au contraire de l’apprivoiser, d’en faire une alliée et une initiée. Car en nous familiarisant avec cette ombre visible du trépas, nous pourrons mieux goûter à la lumière de la Vie, en savourer chaque instant fugace.
Ainsi, loin de sombrer dans la complaisance morbide, Rilke nous exhorte à célébrer nos chers disparus, à sublimer leur souvenir. La solitude, si propice à l’éclosion de l’art, peut aussi être le creuset qui transfigure le minerai de nos peines en une œuvre immortelle, monument érigé à la gloire de ceux dont la vie est désormais passée dans la nôtre.
Dès la première lettre, Rilke s’inscrit en faux contre l’idée même de consolation qui ne serait qu’une “distraction” ou une chose "frivole et stérile". Selon lui, “le temps lui-même ne console pas, comme on le prétend bien trop légèrement. La douleur doit être assumée et incorporée pour devenir féconde. Rilke invite à une introspection courageuse, loin des fausses promesses d’apaisement. La mort doit être accueillie et apprivoisée pour révéler ses secrets. Il parle même d’une initiation qui ouvrirait à une connaissance supérieure de la vie et de nous-mêmes. Être initié, c’est mourir, disait Platon.
Face à l’épreuve du deuil, Rilke invite à un cheminement intérieur exigeant mais porteur de sens. L’absurdité de la mort ne doit pas conduire au désespoir, mais à une forme d’abandon confiant. Car selon lui, “notre effort peut avoir un seul but, nous faire accepter et assumer l’unité de la vie et de la mort, et surtout, nous en convaincre".
Derrière cette pensée, on devine l’influence de philosophes comme Nietzsche et Kierkegaard qui ont profondément marqué son époque. Le “Dieu est mort” de Nietzsche signifie la perte des repères traditionnels. La pensée de Rilke sur la mort s’inscrit dans cette modernité, tout en gardant une dimension mystique. Il cherche à retrouver le sacré par-delà le désenchantement du monde.
Cette unité de la vie et de la mort est un thème récurrent dans les lettres, que Rilke relie à sa conception panthéiste de la nature. Le défunt survivrait ainsi en nous et dans le grand Tout auquel nous appartenons. Rilke s’oppose fermement à l’idée chrétienne d’un au-delà qui éloignerait les disparus. Selon lui, nous devons "rester en lien avec le terrestre au sens le plus strict du terme".
Cet ancrage dans le terrestre n’empêche pas une forme de transcendance, à condition de ne pas limiter notre conscience à l’ici et maintenant. Rilke fait l’éloge de l’instant dans ce qu’il a d’éphémère et de sacré. Le poète se fait le chantre de l’immanence et du détail significatif. Mais ce dépassement mystique doit aussi se nourrir d’une célébration fervente du réel. Rilke invite à "aimer la vie si généreusement, sans calculer ni faire de choix, sans exclure la mort".
La réflexion de Rilke sur la mort est indissociable de sa conception de la vie. Il affirme sa mission de "démontrer que c’est l’un des plus grands trésors de ce formidable Tout dans lequel la vie n’a peut-être que la plus petite part, même si elle est déjà si riche en elle-même qu’elle nous est inaccessible, hors d’atteinte". La mort donne sens et valeur à la fugacité de l’existence. Elle n’est pas une fin, mais une étape dans un processus cosmique qui nous dépasse.
On pressent combien l’écriture joue un rôle central dans cette alchimie subtile, et c’est ce qui fait la singularité de l’approche de Rilke. Son utilisation de la lettre pour aborder les questions essentielles est révélatrice. Le poète accorde aux mots le pouvoir de réconcilier les contraires et d’apprivoiser nos peurs. La lettre au proche endeuillé devient ainsi le lieu d’une rédemption intérieure. À l’heure où nous écrivons plus que des courriels – ou pis encore des SMS – il conviendrait de réhabiliter l’usage épistolaire.
Derrière la pensée de Rilke transparaît une mystique de la vie, célébrée dans toutes ses dimensions, même les plus douloureuses. Selon lui, “les horreurs de la vie ont blessé, épouvanté les hommes; mais n’y a-t-il rien de doux, de merveilleux qui ne porte, par moments, ce masque-là, celui de l’horreur?” Rilke réussit le tour de force de regarder la mort en face, non pas pour la nier ou la sublimer, mais pour mieux révéler la saveur de la vie dans son caractère tragique et précieux.
On pressent derrière ces lettres toute la personnalité de Rilke, sa compassion et sa délicatesse. Ses mots justes viennent panser les blessures avec tact et discrétion. La force de son propos tient dans cette alliance entre la profondeur et la retenue. Rilke réussit le tour de force de regarder la mort en face, pour mieux révéler la saveur de la vie.
Sa pensée irriguera longtemps encore notre réflexion sur l’existence et ses épreuves. Elle ouvre des perspectives insoupçonnées sur notre rapport à la finitude. Ni dans l’euphémisation ni dans la révolte, Rilke trace une voie du milieu, celle de l’acceptation apaisée de notre condition. Par sa sensibilité et son empathie, il nous montre comment transfigurer le tragique en une plénitude intérieure. Rilke nous apprend à regarder la mort en face, non pour la fuir mais pour mieux savourer l’instant. Ses lettres sont une célébration de la vie dans ce qu’elle a de plus fragile et précieux.
Sa vie est passée dans la vôtre: lettres sur le deuil de Rainer Maria Rilke, préface, notes et traduction par Micha Venaille, Les Belles lettres, 2022, 94 p.
Cet article a été originalement publié sur le site Mare Nostrum.
Ainsi, loin de sombrer dans la complaisance morbide, Rilke nous exhorte à célébrer nos chers disparus, à sublimer leur souvenir. La solitude, si propice à l’éclosion de l’art, peut aussi être le creuset qui transfigure le minerai de nos peines en une œuvre immortelle, monument érigé à la gloire de ceux dont la vie est désormais passée dans la nôtre.
Réhabiliter la souffrance
Dès la première lettre, Rilke s’inscrit en faux contre l’idée même de consolation qui ne serait qu’une “distraction” ou une chose "frivole et stérile". Selon lui, “le temps lui-même ne console pas, comme on le prétend bien trop légèrement. La douleur doit être assumée et incorporée pour devenir féconde. Rilke invite à une introspection courageuse, loin des fausses promesses d’apaisement. La mort doit être accueillie et apprivoisée pour révéler ses secrets. Il parle même d’une initiation qui ouvrirait à une connaissance supérieure de la vie et de nous-mêmes. Être initié, c’est mourir, disait Platon.
Face à l’épreuve du deuil, Rilke invite à un cheminement intérieur exigeant mais porteur de sens. L’absurdité de la mort ne doit pas conduire au désespoir, mais à une forme d’abandon confiant. Car selon lui, “notre effort peut avoir un seul but, nous faire accepter et assumer l’unité de la vie et de la mort, et surtout, nous en convaincre".
Derrière cette pensée, on devine l’influence de philosophes comme Nietzsche et Kierkegaard qui ont profondément marqué son époque. Le “Dieu est mort” de Nietzsche signifie la perte des repères traditionnels. La pensée de Rilke sur la mort s’inscrit dans cette modernité, tout en gardant une dimension mystique. Il cherche à retrouver le sacré par-delà le désenchantement du monde.
L'éloge de l'instant présent
Cette unité de la vie et de la mort est un thème récurrent dans les lettres, que Rilke relie à sa conception panthéiste de la nature. Le défunt survivrait ainsi en nous et dans le grand Tout auquel nous appartenons. Rilke s’oppose fermement à l’idée chrétienne d’un au-delà qui éloignerait les disparus. Selon lui, nous devons "rester en lien avec le terrestre au sens le plus strict du terme".
Cet ancrage dans le terrestre n’empêche pas une forme de transcendance, à condition de ne pas limiter notre conscience à l’ici et maintenant. Rilke fait l’éloge de l’instant dans ce qu’il a d’éphémère et de sacré. Le poète se fait le chantre de l’immanence et du détail significatif. Mais ce dépassement mystique doit aussi se nourrir d’une célébration fervente du réel. Rilke invite à "aimer la vie si généreusement, sans calculer ni faire de choix, sans exclure la mort".
La rédemption par l'écriture
La réflexion de Rilke sur la mort est indissociable de sa conception de la vie. Il affirme sa mission de "démontrer que c’est l’un des plus grands trésors de ce formidable Tout dans lequel la vie n’a peut-être que la plus petite part, même si elle est déjà si riche en elle-même qu’elle nous est inaccessible, hors d’atteinte". La mort donne sens et valeur à la fugacité de l’existence. Elle n’est pas une fin, mais une étape dans un processus cosmique qui nous dépasse.
On pressent combien l’écriture joue un rôle central dans cette alchimie subtile, et c’est ce qui fait la singularité de l’approche de Rilke. Son utilisation de la lettre pour aborder les questions essentielles est révélatrice. Le poète accorde aux mots le pouvoir de réconcilier les contraires et d’apprivoiser nos peurs. La lettre au proche endeuillé devient ainsi le lieu d’une rédemption intérieure. À l’heure où nous écrivons plus que des courriels – ou pis encore des SMS – il conviendrait de réhabiliter l’usage épistolaire.
La célébration de la vie
Derrière la pensée de Rilke transparaît une mystique de la vie, célébrée dans toutes ses dimensions, même les plus douloureuses. Selon lui, “les horreurs de la vie ont blessé, épouvanté les hommes; mais n’y a-t-il rien de doux, de merveilleux qui ne porte, par moments, ce masque-là, celui de l’horreur?” Rilke réussit le tour de force de regarder la mort en face, non pas pour la nier ou la sublimer, mais pour mieux révéler la saveur de la vie dans son caractère tragique et précieux.
On pressent derrière ces lettres toute la personnalité de Rilke, sa compassion et sa délicatesse. Ses mots justes viennent panser les blessures avec tact et discrétion. La force de son propos tient dans cette alliance entre la profondeur et la retenue. Rilke réussit le tour de force de regarder la mort en face, pour mieux révéler la saveur de la vie.
Sa pensée irriguera longtemps encore notre réflexion sur l’existence et ses épreuves. Elle ouvre des perspectives insoupçonnées sur notre rapport à la finitude. Ni dans l’euphémisation ni dans la révolte, Rilke trace une voie du milieu, celle de l’acceptation apaisée de notre condition. Par sa sensibilité et son empathie, il nous montre comment transfigurer le tragique en une plénitude intérieure. Rilke nous apprend à regarder la mort en face, non pour la fuir mais pour mieux savourer l’instant. Ses lettres sont une célébration de la vie dans ce qu’elle a de plus fragile et précieux.
Sa vie est passée dans la vôtre: lettres sur le deuil de Rainer Maria Rilke, préface, notes et traduction par Micha Venaille, Les Belles lettres, 2022, 94 p.
Cet article a été originalement publié sur le site Mare Nostrum.
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