«La mort rôde autour de moi…»

Depuis le 7 octobre, des émotions de peur, de forts sentiments d’angoisse ainsi que de déstabilisation s’expriment, en séances, avec une fréquence et une intensité préoccupantes. Ces émotions sont accompagnées de symptômes traumatiques qui remontent à un passé à la fois proche et lointain.
«J’ai ce sentiment effrayant que la mort rôde autour de moi», dit une patiente, ponctuant son discours de longs soupirs. «Elle me hante, me poursuit partout. La nuit, je me réveille en sursaut, en sueur. J’ai beau tenter de l’oublier, dès que je ne suis plus occupée, des images ensanglantées m’envahissent. Je sursaute au moindre claquement. Je suis taraudée, ainsi que beaucoup d’amis, par l’interrogation constante à laquelle personne n’apporte de réponse: le Liban subira-t-il le même sort que Gaza? La mort m’atteindra alors n’importe quand, n’importe où. Cette incertitude en elle-même est tuante... comme beaucoup d’autres, j’ai préparé une valise dans laquelle j’ai mis l’essentiel de ce que j’emporterai en cas d’urgence.»
«Chaque fois que je vais sur un site consacré à la guerre à Gaza et que je vois ces cadavres d’enfants inertes dans les bras de leurs parents, teintés de rouge, j’éclate en sanglots. C’est un peu comme si une part de moi était assassinée», déclare une autre.
Un autre: «En 2006, j’habitais non loin de la banlieue sud de Beyrouth. En entendant à la télévision les sifflements des obus, j’ai revécu la terreur qui nous faisait tous trembler à l’époque. J’ai des amis plus âgés qui, eux, retrouvent les peurs qui les envahissaient durant la guerre civile. Comment calmer l’angoisse de ma famille alors que j’en suis moi-même la proie?»
Une autre encore: «Je ne peux plus voir tous ces cadavres, toutes ces victimes des bombardements. Dès que j’en parle, mes larmes coulent. Je trouve totalement inhumain ce qu'il se passe. Comment le monde peut-il se montrer aussi complice de ces ignominies?»
Un autre: «Je fais semblant devant ma famille, au travail, de mener une vie normale. Mais la boule dans le ventre ne me quitte pas. Je me dis que la guerre peut éclater à tout moment au Liban et je ne sais pas si une part de moi demeurera intacte.» Et d’ajouter: «Peut-être devrais-je constituer des réserves alimentaires et des médicaments…»
Un autre: «Lorsque j’assiste aux atrocités commises, je ressens une rage, une colère, une violence qui ne me sont pas habituelles. Moi qui suis, en principe, pacifique, j’ai envie de prendre les armes et d’aller me battre pour sauver ces enfants et ces adultes qui subissent, totalement impuissants, une folie meurtrière.» Puis, après un long moment de silence: «Peut-être, au fond, s’agit-il de ma propre enfance à sauver…»
Angoisses, insomnies, cauchemars, états dépressifs, d’impuissance et de tristesse, retours d’anciens ou de récents traumatismes, interrogations sur un avenir qui leur apparaît de plus en plus sombre, tels sont quelques-uns des symptômes avec lesquels les Libanaises et les Libanais doivent poursuivre leur existence et qui, hélas, leur sont devenus familiers.
Cet environnement traumatogène, en effet, n’est pas du tout récent. Depuis de trop nombreuses années déjà, les Libanaises et les Libanais se sentent livrés à eux-mêmes, sans filet protecteur, abandonnés aux mafieux, aux magouilleurs, aux fanatiques aveuglés et aux politiciens pervertis. La sinistre situation actuelle renforce encore plus le sentiment de résignation impuissante face à des décisions politiques, économiques, culturelles ou sociales arbitraires imposées, qui affectent directement, en l’invalidant, leur destinée ainsi que celle de leur entourage.

Certains trouvent encore les moyens de se défendre contre l’angoisse, comme cet homme qui affirme passer beaucoup plus de temps qu’auparavant à lire les analyses politiques de la presse locale et internationale sur la guerre, comme pour exorciser ses appréhensions, espérant ainsi avoir un certain contrôle sur son destin et celui de sa famille.
D’autres reconnaissent qu’ils sont dans une sorte de déni: «Je ne veux pas y penser», énonce une jeune femme. «Je veux vivre au jour le jour, sinon je m’écroulerai et mon entourage sombrera avec moi.»
«Je ne veux rien changer à ma vie. Je lutte pour rester active», dit une autre. «C’est ainsi que je me maintiens dans un certain équilibre, même si j’en ressens la fragilité.»
«Je ne veux pas accepter que la barbarie et le mal l’emportent», déclare cette jeune femme, étouffant un sanglot, les mots mouillés de larmes. «Parfois, j’ai tendance à désespérer de la vie lorsque j’entends des déclarations publiques ou privées d’une rare cruauté. Mais je réagis: même si je reste seule à y croire. Je veux continuer à lutter contre l’injustice, pour les convictions et les valeurs auxquelles je crois. Je veux proclamer que les guerres, les massacres ne sont jamais des solutions aux conflits entre les peuples comme d’ailleurs entre les individus. Une paix ne peut régner que si les droits de tous sont reconnus et sauvegardés.»
En 1915, S. Freud écrit: «C’est précisément l’accent mis sur le commandement 'Tu ne tueras point', qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir au meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore.»
Ce meurtrier, ce barbare tapi dans l’inconscient de chaque être humain est capable de beaucoup plus de cruauté que l’animal lui-même parce qu’il est dans la jouissance du meurtre et du sang versé. C’est grâce à la culture et à son œuvre civilisatrice, pense Freud, que le progrès pourrait advenir: les pulsions violentes et destructrices connaîtraient leur sublimation dans les productions culturelles, favorisant ainsi une cohabitation quelque peu apaisée faite de tolérance et d’empathie entre les humains.
Pressentant l’hécatombe que la Seconde Guerre mondiale provoquera, Freud se montrera, plus tard, beaucoup plus pessimiste sur la réussite de ce processus civilisationnel. Il écrira en 1939: «Nous vivons en un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie.» Car La guerre, toute guerre, ne peut qu’être un acte barbare, elle détruit tout progrès humain par la régression pulsionnelle qu’elle encourage, elle ne peut avoir pour conséquence que la misère individuelle et collective: «Le citoyen du monde de la culture peut se trouver désemparé dans un monde qui lui est devenu étranger – sa grande patrie en ruine, les biens communs dévastés, les concitoyens divisés et rabaissés.»
Sa réflexion amène Freud à faire une distinction très éclairante: l’œuvre civilisatrice se retrouve confrontée à ce qu’il appelle «l’hypocrisie culturelle». Il l’explique ainsi: il existe deux catégories d’humains. Ceux que la culture parvient à transformer véritablement, par intériorisation des valeurs civilisatrices et communautaires qu’ils mettent en pratique dans leur vie quotidienne, et ceux dont l’action culturelle épouse la forme d’un vernis extérieur, sans transformation pulsionnelle intérieure. Autrement dit, cette seconde catégorie n’a pu évoluer au moyen de la canalisation de leurs pulsions destructrices en les transformant en pulsions altruistes ou conviviales. Les individus qui en font partie sont dans un semblant culturel, agissant essentiellement en fonction de calculs et d’intérêts égoïstes, ou par peur ou soumission au plus fort.
Il ne fait pas de doute que ceux qui détiennent le pouvoir au Liban, forts de leurs certitudes de toute-puissance et d’impunité, ou ceux qui actuellement dirigent Israël, Gaza ou ailleurs, appartiennent à cette dernière catégorie. Les déclarations des leaders occidentaux, du haut de leur hubris démesuré, refusant toute trêve humanitaire à des Palestiniens exsangues, pratiquant cyniquement la politique des deux poids, deux mesures, sont à ranger également parmi ces derniers.
Comme nous sommes aujourd’hui éloignés de cette admirable déclaration du poète palestinien Mahmoud Darwich: «Nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir. Espoir de libération et d’indépendance. Espoir de vie normale où nous ne serons ni héros ni victimes. Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l’école. Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital et pas à un enfant mort devant un poste de contrôle militaire. Espoir que nos poètes verront de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang.»
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