Le samedi 28 octobre, Abdel Rahman el-Bacha a illuminé la scène du Silk Factory à Fidar avec un concert mémorable, apportant un souffle de beauté et d'espoir dans un monde ensanglanté par la guerre. Sa bouleversante prestation rappelle qu’au cœur même des ténèbres, la musique a le pouvoir de réconforter les âmes et de raviver l'espoir de la paix.
Le monde va mal. Comme si la Terre elle-même saigne sous le tumulte des cris et des obus qui mugissent sans cesse, et l'humanité implore en vain la clémence d'un destin impitoyable. La guerre, aussi vorace qu’insatiable, ne connaît désormais plus de répit, sonnant inlassablement à la viande, pour reprendre les mots de l’auteur de Germinal. Ses griffes acérées lacèrent l'innocence, tandis que sa mâchoire sanguinaire ne cesse d’engloutir des rêves et des espoirs désormais anéantis, laissant dans son sillage un champ de bataille jonché de destins brisés. Le cri de l'humanité se perd dans l'obscurité des pages de l'histoire où le bruit des armes étouffe le frêle murmure agonisant de la paix. Et pourtant, au cœur même de cette tragédie macabre, émerge une lueur d'espoir, un écho lointain porté par les mélodies (presque) sacrées des demiurges de la grande musique (dite classique). Celle-ci se dresse en rempart fragile contre le chaos, insufflant des harmonies douces comme des prières dans l'air empuanti par la poudre et la mort. Elle porte la promesse d'un monde où l’art guérit les blessures de l'humanité et élève les esprits au-dessus des ruines, éveillant ainsi l'aube tant attendue de la paix retrouvée.
«Je suis libanais!»
Le samedi 28 octobre, le Silk Factory a concrétisé cet idéal en organisant un lumineux concert à Fidar. Les remparts chargés d'histoire de cette ville côtière ont alors vibré au son des interprétations gorgées de poésie d'Abdel Rahman el-Bacha. En coulisses, une fois que les applaudissements enfiévrés se sont dissipés, le pianiste n'a pas vacillé dans son élan de fierté patriotique, lançant d'une voix claire et résolue: «Je suis certes français, mais avant tout, je suis libanais. C'est donc normal que je sois aujourd’hui avec vous». Selon le virtuose libano-français, la musique revêt une pertinence sans pareille en ces temps sombres et demeure le reflet des âmes tourmentées à la recherche de la beauté au-delà de l’horreur. «À travers l’histoire, la musique est née dans les moments difficiles. Aujourd’hui, elle a toute sa raison d’être», a-t-il affirmé. Les paroles d’Abdel Rahman el-Bacha sont une preuve tangible que la musique peut apporter un moment de répit et d'émerveillement au milieu du chaos. Ce soir-là, la musique s'est élevée comme une force indomptable, un rappel poignant que l'art triomphe toujours, même face à la cruauté de la guerre.
Puritanisme musical
Abdel Rahman el-Bacha lance la première partie de la soirée avec la sonate nº12 en fa majeur, K. 332, de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). Avec une dextérité impeccable, il parvient dans le premier mouvement, Allegro, à extraire les couleurs tendres de l'âme mozartienne. Il distille ainsi ces délicates incises poétiques, les faisant surgir sans ostentation, dans un jeu subtil d'alternance entre le forte et le piano, entre la puissance et la douceur. Le pianiste chevronné prend tout son temps pour explorer chaque accord en profondeur, pour faire résonner chaque nuance, non pas avec une avidité dévorante, mais plutôt avec une gravité légère. Dans le deuxième mouvement, Adagio, sa technique pianistique se met entièrement au service d'une intelligence musicale singulière, une puissance persuasive capable d'insuffler une allégresse contagieuse à l'âme de l'auditeur, même dans les passages les plus nostalgiques. Abdel Rahman el-Bacha crée des silences suspendus d’une précision exquise, évoquant presque un puritanisme, tant il se fond dans l’expression musicale qu’il façonne sur son Yamaha jusqu’au dernier accord du troisième mouvement, Allegro assai, où la virtuosité du pianiste s’épanouit dans une limpidité remarquable.
Pathos mesuré
Le concert se poursuit avec une incursion au cœur de trois des quatre impromptus op. 90 de Franz Schubert (1797-1828). Sous les doigts d’Abdel Rahman el-Bacha, les notes du deuxième impromptu en mi bémol majeur semblent s’écouler comme des perles de pluie. Les moments de douceur laissent aussitôt place à des tourbillons d'intensité, créant une dynamique en constante mutation. La sensibilité raffinée du pianiste libanais et son habileté à moduler les nuances lui permettent d’instiller un pathos mesuré, mais d’une beauté bouleversante. Dans le troisième impromptu en sol bémol majeur, il magnifie des traits fulgurants de la basse, révélant des motifs insoupçonnés, tout en effleurant délicatement, du bout de ses doigts, une mélodie empreinte de douceur et de fluidité. Abdel Rahman el-Bacha confère à son instrument une dimension orchestrale, poussant les limites de ses capacités sonores à leur apogée. Il conclut enfin cette trilogie musicale avec le quatrième impromptu en la bémol majeur. Ses lignes mélodiques se déploient avec un legato majestueux et des arpèges cristallins, privilégiant l'articulation à l'effervescence, loin des artifices ostentatoires que certains pianistes affectionnent.
De génération en génération
Dans la seconde partie du récital, l'éclatante virtuosité du pianiste se révèle dans toute sa splendeur. Cette fois-ci, il transporte l'auditoire dans son propre univers musical empreint de raffinement et d'émotion, mais surtout de nostalgie, proposant une lecture de quatre de ses compositions aux couleurs orientalistes, finement ciselées dans l'enclume de son talent: Prélude oriental, Marie ou la mort d’une enfant, Romance et un arrangement de Lamma Bada Yatathanna. Abdel Rahman el-Bacha fait également le noble choix de célébrer la mémoire de son père, Toufic el-Bacha (1924-2005), en exhumant l'une de ses compositions pour piano intitulée Nostalgie. Il insuffle ainsi une nouvelle vie à l’œuvre de cet éminent compositeur qui, aux côtés de ses pairs, avait forgé un certain âge d'or de la musique au Liban. Le concert s'achève en apothéose avec un triptyque de pièces romantiques du génie polonais Frédéric Chopin (1810-1849). Véritable poète du clavier, le pianiste dévoile, avec une sensibilité raffinée, une palette infiniment contrastée de teintes musicales dans la Barcarolle en fa dièse majeur, op. 60 et la Berceuse en ré bémol majeur, op. 57. Cependant, lorsque vient le tour de la Polonaise Nº6 en la bémol majeur op. 53, dite «Héroïque», l'excès de force emporte par moments le lyrisme de ce poème épique, privant l'auditeur de la délectation qui aurait dû s'ensuivre.
Ce péché musical est immédiatement absous par une interprétation sans faille de l'Impromptu-fantaisie en do dièse mineur op. 66 du compositeur polonais, offert en bis. Sous les doigts du virtuose libanais, ce chef-d’œuvre chopinien se révèle alors dans toute sa splendeur, chaque nuance, chaque modulation, chaque crescendo et decrescendo méticuleusement exploré et magnifiquement exprimé.
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