L’habileté du «Sayed» ou comment refiler le mistigri

 
Le discours qui avait mis le Moyen-Orient hors d’haleine n’allait que confirmer les intentions iraniennes de ne pas pleinement engager leurs troupes supplétives libanaises dans la bataille.
Attente et expectatives avaient créé une atmosphère de tension qui atteignit son pic le 3 novembre dernier. Mais le climat de suspense était retombé aussitôt que le sayed Hassan Nasrallah acheva sa tirade sur les ondes. Il faut croire que son discours tant attendu avait «fait l’objet de toutes les craintes, une semaine durant», tellement les Libanais vivaient dans la «terreur de plonger dans l’horreur d’une guerre dont ils ne voulaient pas» (1). Ils n’étaient pas les seuls. Jusqu’aux Israéliens étaient accrochés à ses lèvres et se persuadaient qu’ils avaient à craindre le pire (2).
C’est que foules et individus sont férus de sensationnel. Et même que certains observateurs, et pas des moindres, s’attendaient à ce que le sayed revît à la hausse les règles d’engagement. Or ces règles, peut-être tacites, qui prévalent sur le terrain des opérations à notre frontière sud nous avaient épargné jusque-là l’embrasement général. Ce qui fait que dans la fièvre contagieuse nous fûmes tous, un certain vendredi à 15h, rivés à nos postes de télévision pour suivre la performance médiatique du leader de la «Résistance».
Nous pouvons craindre les désastres, mais sur les écrans, nous les appelons de nos vœux. Soyons cyniques et avouons que tant qu’ils ne nous atteignent pas, ils nous occupent et nous distraient.
Le leader, son image et ses propos
Un leader doit soigner son image, il se doit de renchérir et de surenchérir. Mais un leader avisé, même si populiste, a aussi des intérêts à prendre en compte et, de ce fait, il doit agir prudemment pour ne pas «perdre d’un seul coup le gain de cent parties». Alors tout se joue au niveau de la rhétorique: la politique étant affaire d’émotions et d’illusions, la forme, les artifices de langage et le suspense l’emporteront sur le fond, sur l’essentiel.
Et comme personne n’irait dénier à Nasrallah son habileté discursive, attachons-nous à disséquer ses propos au sujet de l’incursion qui a coûté à Israël 1 400 victimes et 240 otages. Le secrétaire général du Hezbollah a dit exactement que le Hamas avait agi de son propre chef et que cette opération relevait d’une décision palestinienne à 100% au niveau de la conception, de la préparation et de la mise en œuvre. Il a ajouté, pour mieux se dédouaner et dédouaner l’Iran, que «le secret entourant cette opération a garanti son succès à travers l’élément de surprise». Et comme si cela ne suffisait pas pour nier toute participation de Téhéran ou la sienne propre, il a poursuivi en ces termes: «Certains disent que l’opération servait les objectifs de l’Iran dans la région ou les négociations sur le nucléaire, mais cela n’est que mensonges. L’opération est entièrement palestinienne, pour la Palestine, sa cause, son peuple et n’est liée à aucun dossier régional ou international.»

Se disculper et se défausser
Certes, en mettant en vedette les islamistes de Gaza, en qualifiant leur assaut «d’acte d’héroïsme» ayant provoqué un «tremblement de terre», en leur cédant la première place dans la lutte contre l’occupant et en sous-entendant que les gars du Hamas avaient été autrement plus performants que les troupes du Hezbollah en 2006, le leader chiite a porté aux nues l’organisation palestinienne et reconnu son succès – un succès qui risque de lui faire de l’ombre. Mais ce faisant, et sans le dire expressément, il s’est mis hors de cause aux yeux de l’Israélien. Il a en fait usé d’une astuce rhétorique qui s’apparente à la prétérition qui consiste à attirer l’attention sur une chose sans l’évoquer nommément. C’est cela «refiler le mistigri» d’après l’expression consacrée, c’est cela se défausser sur le Hamas de toute responsabilité et se délester de la tâche qui aurait dû lui incomber. Encore une fois, en ayant recours à ce procédé, il s’est disculpé aux yeux de l’ennemi sioniste. En saluant la résistance palestinienne qui, à ses yeux, a remporté le 7 octobre une victoire dont elle peut s’attribuer le mérite exclusif, il dit à qui veut l’entendre: dans cette affaire, je ne suis ni coauteur, ni complice, ni même comparse; en revanche, pour ce qui est de la ligne de feu du Sud libanais, si je m’en tiens à une obligation de solidarité avec des frères d’armes, c’est dans les limites des règles d’engagement mises au point depuis l’été 2006.
Le discours qui avait mis le Moyen-Orient hors d’haleine n’allait apporter rien de neuf; il n’allait que confirmer les intentions iraniennes de ne pas pleinement engager leurs troupes supplétives libanaises dans la bataille pour la libération de la Palestine. Les escarmouches sanglantes qui ponctuent le quotidien de nos compatriotes du Sud relèvent plus d’une guerre de position savamment équilibrée que de manœuvres enveloppantes ou de campagnes d’usure comme en Ukraine. Pour le moment, ni l’Iran ni le Hezbollah ne veulent entrer en guerre, à moins d’y être acculés par Israël.
Et nous qui avions cru que le parti des mollahs et ses affidés allaient «entrer dans la fournaise» aussitôt que les merkavas israéliens allaient investir le territoire de Gaza!
Youssef Mouawad
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1- Tilda Abi Rizk, «Discours de Nasrallah: une rhétorique qui n’a pas surpris», Ici Beyrouth, 3 novembre 2023.
2- Amos Harel, «Nasrallah’s Long-Awaited Speech Could Dictate the Course of War and Lebanon’s Future», Haaretz, 3 novembre 2023.
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