©Illustration de Nora Moubarak
Nour tient la télécommande si fort que les jointures de ses mains meurtries sont blanches. Les larmes lui piquent les yeux lorsqu’elle écoute les experts du monde entier parler de la déchéance de Beyrouth. C’est tellement de tristesse qu’elle ne parvient plus à s’en saisir véritablement. C’est la rage qui vibre en elle. Le destin de cette ville ne sera pas scellé par des hommes et des femmes qui ne se sont jamais retroussé leurs manches comme elle a pu le faire ces dernières vingt-quatre heures. Et comme elle continuera de le faire jusqu’à la reconstruction complète de sa ville. Nour est une révolutionnaire.
5 août 2020. Hier, le cœur de la capitale libanaise a explosé. Du haut de ses vingt-quatre ans, Nour œuvre aux côtés d’une ONG, pour développer des logements peu coûteux en énergie aux personnes en difficulté. Beyrouth est la ville de ses ancêtres. Elle l’a dans la peau, c’est son héritage et son combat. Tenace et attachante, elle est un vrai personnage. Avec sa chevelure blond platine, elle est facilement identifiable dans les assemblées générales ou les manifestations.
Nour éteint la télévision et allume son ordinateur. En quelques minutes, elle rédige une lettre ouverte aux institutions et au peuple libanais et appelle à se réunir. Elle a envie de lever une armée: une armée de têtes pensantes. Durant les heures qui suivent, elle reçoit des centaines de messages de soutien.
Le jour J, ils sont des milliers sur la place des Martyrs malgré les appels des autorités à ne pas se réunir. La couverture médiatique est importante et cela rassure Nour qui craignait une sévère répression. Le rassemblement est pacifique. Nour sait que le temps joue en défaveur du peuple et que le mouvement risque de s’essouffler. Les troupes sont mobilisées sous la forme d’un groupe de réflexion spontané: des femmes et hommes de tous milieux, des commerçants, des artisans, des scientifiques et des intellectuels. Le cœur de Beyrouth bat fort et son cerveau en ébullition réfléchit et propose des changements majeurs dans la société. Il faut tenir sur la durée.
Après plusieurs semaines, le gouvernement démissionne enfin. C’est une première victoire.
Nour est émue quand elle saisit le micro. C’est dans le calme qu’elle expose des idées novatrices auxquelles elle croit. Il est temps de rendre au peuple son pouvoir et à la démocratie sa légitimité. Des milliers de voix se taisent et pourtant s’expriment à l’unisson.
La jeunesse a appris de ses maintes destructions. Cette fois-ci, elle balaye les cendres, car d’elles, le phénix ne peut renaître que vulnérable. Lassés de résilience, les jeunes usent de leurs dernières forces dans une volonté de résistance.
Portée par les encouragements de la foule et par sa confiance indéfectible en la science et son pouvoir de changement, Nour s’entend ici, au milieu de l’apocalypse, détailler les ressources insoupçonnées de sa ville, des promesses de lendemain.
Alors que les grandes métropoles expertisent la descente aux enfers de la ville, Beyrouth à terre revient à l’essentiel. Et si nous repensions totalement le modèle urbain pour revenir à son essence première: le vivant et l’humain? Et si nous construisions des immeubles moins époustouflants, plus fonctionnels, technologiquement perfectionnés pour produire plus d’énergie que les habitants n’en consomment? Et si nos ingénieurs rivalisaient d’idées pour limiter les pertes énergétiques, tirant profit du climat clément qu’offre le pays? Et si les promoteurs immobiliers ne réfléchissaient plus par l’argent, mais par les gens?
La crise sanitaire, subie cette même année 2020, ne devrait-elle pas nous amener à tirer des conclusions sur le sens de la vie?
Omar le potier, Youssef le fleuriste, Nadine la libraire, Ahmad l’ébéniste et Dima la mercière: ce sont eux, le poumon économique de Beyrouth. L’argent ne fait pas le bonheur, au Liban il fait même le malheur! Idée audacieuse, utopique ou anarchiste, c’est pourtant le mot «troc» qui franchit maintenant les lèvres de la militante. L’argent ne disparaît pas totalement de l’équation, mais pourquoi ne pas lui accorder moins d’importance? Et si «Made in Lebanon» devenait une habitude? Des produits locaux, des circuits courts, une indépendance énergétique et économique, une fierté.
Repenser l’avenir autour de l’intérêt général. Nour rêve et la liesse populaire la fait décoller. Elle n’est pas seule.
Août 2045. C’est un rêve éveillé. Beyrouth est un modèle aux yeux des plus grandes capitales du monde. Tandis que chaque ville se repliait sur elle-même et sombrait dans son propre gouffre, elle savoure sa sérénité et ses perspectives durables. Ils ont été visionnaires!
Nour se tient droite, digne, ses cheveux blonds brillent à la lueur de la lune qui les éclaire. Elle savoure ce moment et se dit que Beyrouth est devenu un phare lumineux dans les nuits d’Orient. Bien des années après le combat de son existence, elle est pourtant loin de s’imaginer que sa capitale va en guider d’autres et que, pour les Beyrouthins, la nuit ne sera plus jamais noire.
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