Que dévoile Louis Blin sur «Victor Hugo et l’islam»?

Dans son dernier-né, Victor Hugo et l’islam, publié aux éditions Erick Bonnier, dans la collection «Encre d’Orient», l’historien et diplomate Louis Blin explore et analyse la relation méconnue de l’immense écrivain, poète et dramaturge Victor Hugo avec l’islam et la personne du Prophète. A priori, cela semble imprévu de celui qui «voulait être Chateaubriand ou rien». Louis Blin lève le voile sur ce mystère dans son entretien avec Ici Beyrouth.
Louis Blin est écrivain et titulaire d’un doctorat en histoire contemporaine de l’université Paris-Sorbonne. Il est spécialiste du monde arabe et a dirigé diverses missions diplomatiques, dans différentes capitales arabes, dont Le Caire, Djeddah et Abou Dhabi. Il est l’auteur d’une dizaine d’essais dont Alexandre Dumas Récits d’Arabie, Le monde arabe dans les albums de Tintin, tous deux parus aux éditions L’Harmattan et L’Arabie saoudite de l’or noir à la mer rouge aux éditions Eyrolles. La lecture de Victor Hugo et l’islam révèle d’abord la place occupée par l’islam dans l’œuvre poétique du monument Hugo. L’auteur des Misérables manifeste un intérêt immense pour la spiritualité et le mysticisme dans la seconde partie de sa vie. Cela s’est traduit en 1858-1859 par la composition de deux grands poèmes sur l’islam, constituant des pièces principales de La Légende des siècles. L’image positive donnée de cette religion dans ce nouveau recueil y tranche avec l’islamophobie dominant la période précédente. Écrits entre 1855 et 1876, les vingt-cinq mille vers qui constituent La Légende des siècles furent publiés en trois étapes en 1859, 1877 et 1883. La première série, Les petites épopées, comporte trois poèmes sur l’islam, «L’An neuf de l’Hégire», «Mahomet» et «Le Cèdre». Chaque poème est disposé de manière bien précise; le cycle sur «l’Islam» venant en troisième position de la première série, après «D’Ève à Jésus» et «Décadence de Rome». Qu’est-ce qui a poussé le fervent admirateur du Génie du christianisme à se pencher passionnément sur la religion musulmane? Dans quel contexte à t-il cité une centaine de fois le Coran et le Prophète dans son œuvre? Pourquoi était-il fasciné par le message de l’islam? S’est-il converti à l’islam à la fin de sa vie, comme certains le prétendent? Louis Blin répond généreusement à toutes les questions d’Ici Beyrouth.
Vous dites, dans votre livre, en parlant de Victor Hugo, «Profondément religieux, mais impossible à enfermer dans une religion donnée, il cherchera à dépasser ses contradictions non par la dialectique ou le cartésianisme, mais par la poésie mystique. Ceci explique qu’il ait assimilé ses séances spirites à des révélations, à l’instar de celles de Mahomet» (page 27). Se prenait-il pour un prophète?
Victor Hugo comme Goethe a été impressionné par la mystique musulmane. Son époque attribuait des dons prophétiques aux grands poètes. Imbu de sa personne, égocentrique, il croyait qu’il avait un message à délivrer à l’humanité. Il se prenait donc pour un prophète, pour son époque et sa société, à ne pas confondre avec le sens universel du mot. Pour Victor Hugo, parmi les prophètes, Mahomet avait délivré le message le plus proche de ce qu’il ressentait.
Vous avez parlé du penchant de Victor Hugo pour la mystique musulmane. Pourtant, il y a une mystique chrétienne. Comment situer son choix?
Il avait un complexe compréhensible contre le christianisme, si bien qu’il a cherché la sagesse de l’Orient, un thème présent chez les poètes romantiques. Ainsi, toutes les fois que les allusions à l’islam et au prophète Mahomet apparaissent, c’est bien dans son œuvre poétique. Ce qui signifie que cette religion est pour lui poétique. Or l’inspiration rejoint le mysticisme, pour lui. Ainsi la poésie mystique est la meilleure voie vers Dieu. Je l’ai déduit de mon analyse de son poème Le Cèdre. Pour Hugo, c’est uniquement par les chemins du mysticisme qu’on peut approcher Dieu. Or, ce rôle d’après lui est dévolu au poète démiurge.
À partir de 1853, toute la poésie de Victor Hugo est un hymne au divin, «un rêve de religion débarrassée des religions» a fortiori d’un christianisme déformé dans la bouche du clergé. Ce dernier n’admet pas le Dieu abstrait et infini de l’écrivain, alors qu’il est tel en islam. Pouvez-vous éclaircir cette conception?
Le christianisme qu’il connaissait, c’était le catholicisme du dix-neuvième siècle, particulièrement traditionnel et celui qui était allié au pouvoir injuste. D’abord il a rejeté toutes les religions; il voulait «une foi sans lois». Pour lui, l’homme n’avait pas besoin de lois pour s’approcher de Dieu. Ensuite, «il a mis de l’eau dans son vin», reconnaissant que l’homme ne peut pas se passer de religion. Entre les principes et la réalité, il y a une marge naturellement.
Il était panthéiste. Croyait-il en une sorte de syncrétisme religieux?
Il était à la fois panthéiste et convaincu de la transcendance divine. C’est ce qui le rapprochait de la conception du divin en islam, notamment chez les soufis. Tout a une âme en islam, y compris les arbres pour Hugo. Cela allait à l’encontre du catholicisme de l’époque. On peut dire qu’il avait un idéal syncrétiste. Il était davantage fasciné par la personnalité du prophète et par le texte du Coran, que par le dogme musulman qu’il connaissait mal. Il ne prônait pas le syncrétisme. En revanche, il avait une approche syncrétiste des religions.
Pour lui, toutes les religions se valent et sont défigurées par les théologiens. Donc, s’il les mentionne toutes et ne prive aucune de son envergure, il ne peut concevoir en revanche qu’un lien direct entre le croyant et Dieu, ce qui vous fait dire quelque part dans le livre, qu’il aurait pu être influencé par la confession sunnite qui n’admet aucun médiateur entre l’homme et Dieu.
Cette défiance est essentiellement méfiance envers les hommes de religion, qui se font les interprètes des Écritures saintes, mais pour les falsifier: le penseur ne proteste jamais contre une religion en elle-même, mais contre l’excès d’alliage humain qui la falsifie. Là où il y a trop de l’homme, il n’y a plus assez de Dieu. Oui, tout à fait, comme chez les sunnites. Théoriquement, pour lui, il n’y a pas d’intermédiaire entre Dieu et les hommes.


Mais vous dites plus loin qu’il a trouvé une dimension messianique dans la religion musulmane. Cela rappelle les chiites qui croient au retour du Mehdi, sans entrer dans les divergences confessionnelles musulmanes.
Il connaissait mal les deux sectes musulmanes. Je ne sais pas s’il savait que les chiites existaient. Il n’a pas dépassé le message du Coran et la personne de Mahomet. Il a sans doute eu des discussions principalement avec Lamartine, sur les détails, mais ça ne l’intéressait pas. Pour lui, les sectes constituaient les perversions humaines d’un message qui est essentiellement le même quelles que soient les religions. Il était à titre d’exemple très attiré par le bouddhisme.
Qu’est-ce qui distingue la vision de Lamartine pour la religion musulmane de celle de Victor Hugo?
Vous verrez dans mon prochain livre dont le sujet est Lamartine et la religion musulmane, qui paraîtra dans quelques mois. Pour faire court, Lamartine a connu l’islam et les musulmans, particulièrement durant son voyage au Liban et en Palestine. Cela l’a ouvert à des gens admirables de convivialité. Quand il a écrit la biographie du Prophète, La vie de Mahomet, il en a fait un être profondément humain avec ses qualités et ses défauts. En revanche, Hugo n’a jamais fréquenté les musulmans à ma connaissance. C’est Lamartine qui l’a initié. Hugo était fasciné par le message de l’islam.
Qu’est-ce qui le fascinait particulièrement dans le message musulman et qu’il ne trouvait pas dans le message chrétien?
D’abord, la miséricorde divine en islam, alors que dans plusieurs poèmes, il fustige le Dieu père fouettard et vindicatif de l’héritage judéo-chrétien, qui menace tout le monde de l’enfer. Encore une fois, il respectait beaucoup le christianisme, mais pas ce qu’en ont fait les hommes. Deuxièmement, il voyait le Coran comme un immense poème. Comme le Coran est la parole de Dieu et que Dieu y parle en poésie, cela ne pouvait que toucher viscéralement le grand poète Hugo. Alors que tel n’est pas le cas dans les Évangiles. Ce qui l’a séduit, dans le poème, L’An IX de l’Hégire, c’est que Mahomet avait été ostracisé, comme lui, par son milieu d’origine. Évidemment on retrouve l’égocentrisme d’Hugo. Il ne faut pas oublier que Cocteau disait: «Victor Hugo, ce fou qui se prenait pour Victor Hugo.»
Quelle était la religion de Victor Hugo, après avoir lu tous les livres sacrés et montré un intérêt particulier pour l’un de leurs aspects?
«Une foi sans lois» qui combine la transcendance et l’immanence. La Trinité le gênait, c’était antinomique pour lui avec la conception de Dieu. C’est l’une des choses qui l’a éloigné du christianisme. Son intérêt, pour les différentes religions, n’est pas exempt de contradictions. Il ne maîtrisait pas toujours ce qu’il faisait ou disait. Dans La légende des siècles, composée en 1825, le poète dénonce la barbarie musulmane contre les chrétiens, qui prennent ensuite leur revanche, comme les croisés en leur temps: «Les prêtres qui priaient ont péri par l’épée, Jetant leur livre saint comme un vain bouclier. Les tout petits enfants, écrasés sous les dalles, Ont vécu; de leur sang le fer s’abreuve encore. Ah! C’est une victoire! – Oui, l’Afrique défaite, Le vrai Dieu sous ses pieds foulant le faux prophète.» On a des poèmes contre l’islam, alors que juste avant, on trouve des poèmes extraordinaires sur l’islam. Il était pétri de paradoxes. Sa vision de l’islam et des musulmans n’était pas univoque, unilatérale. Il ne faut pas oublier que le mouvement romantique dans lequel il s’inscrit est viscéralement tourmenté. Hugo, c’était l’incarnation de cette tourmente. Ce qui l’a poussé à se pencher vers l’islam, c’est la mort tragique de sa fille. Il ne pouvait pas comprendre comment le Dieu Amour pouvait laisser faire le mal. Sa philosophie religieuse c’est de concilier le bien et le mal. Et il a compris que sans le mal, il n’y aura pas de bien. Dieu est partout, mais on ne le voit nulle part.
En revanche, il montre sa fascination pour le Prophète et son âme tourmentée par le mal retrouve la sérénité grâce à la prière, comme quand il dit, dans Les Orientales: «Prophète! Si ta main me sauve De ces impurs démons des soirs, J’irai prosterner mon front chauve, Devant tes sacrés encensoirs!» Or, le diable existe chez les chrétiens et il n’est pas le symbole abstrait du mal. Chez les chrétiens, on conjure le mal en disant au nom de la Croix alors que les musulmans disent au nom de Dieu.
Victor Hugo a écrit des poèmes sur le diable. Mais ici, en l’occurrence, c’est des Djinns qu’il parle, ces créatures démoniaques qui ressembleraient aux mauvais anges. Dans l’Europe d’aujourd’hui, les Djinns sont considérés comme quelque chose de folklorique. Pour Hugo, c’était une réalité tangible, dont il fallait se prémunir. En effet, il n’a pas relevé dans ses écrits ou dans sa production littéraire, les points d’intersection entre les chrétiens d’Orient et les musulmans. Pour lui, le christianisme, c’est le catholicisme occidental.
 
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