©Peinture par Samir Abi Rached
Un reportage récent de l’AFP (Agence France-Presse) fait ressortir une dimension peu connue de l’impact économique de la culture et de l’art. Le tout étayé par des exemples précis, comptabilisés par des économistes de renom.
Ainsi, la tournée mondiale de la star américaine de la pop Taylor Swift, «The Eras Tour», pourrait dépasser le milliard de dollars de recettes lorsqu’elle s’achèvera fin 2024. Les concerts de Beyoncé à Stockholm ont contribué à une inflation plus élevée que prévu pour le pays, à la suite des dépenses excessives des fans. Et son «Renaissance World Tour», qui s’est achevé en octobre, devrait au total avoisiner les 560 millions de dollars de recettes. En Corée du Sud, le groupe de K-pop BTS a rapporté à son pays plus de 3,6 milliards de dollars de retombées économiques.
Plus de 50 ans après la séparation des Beatles, Liverpool, leur ville natale, continue d’attirer les nostalgiques du quatuor. Le tourisme lié aux Beatles est estimé à 150 millions de dollars. Le groupe Abba a, pour sa part, contribué à faire de la Suède le troisième exportateur mondial de musique, derrière les États-Unis et le Royaume-Uni.
Puis, sur le plan artistique général, tout le monde peut constater empiriquement l’impact économique de Mozart à Vienne, du Louvre (et des 130 musées) à Paris, des Broadway shows à New York, de la Sagrada Familia à Barcelone, ou la ruée des fans de Mylène Farmer là où elle se produit. En réalité, le produit culture/art/patrimoine est certainement l’un des premiers attraits d’une région, disputant la première place en termes d’impact économique avec le combiné SSS (sea, sex, sun).
Au Liban, on a heureusement tous les atouts pour réaliser des recettes record, à notre échelle. Mais comme on est aussi les champions des occasions perdues, on n’en profite pas assez. Une bonne partie des artistes de l’agence panarabe leader Rotana sont Libanais. Dans les années fastes, lorsque le Hezbollah ne s’amuse pas à faire sauter des fusibles, les siens et ceux du pays, on dénombrait des dizaines de festivals annuels, alignant autant de concerts, spectacles, expos et événements en tout genre.
Une étude de 2020 de l’Institut Basil Fuleihan, en coopération avec l’Agence française de développement, regroupant des données d’avant la crise, évaluait le secteur à 3 milliards de dollars, 50.000 emplois et 6.000 entreprises (théâtre, spectacles, cinéma, télé, production, édition, patrimoine, arts, sites…), sans inclure l’impact collatéral sur d’autres secteurs. Et le potentiel possible est encore énorme.
Mais ce potentiel restera sous forme de potentiel, à part les quelques résistants irréductibles. Sur le plan officiel, il n’y a jamais eu d’intérêt quelconque pour ce secteur: son ministère n’a jamais eu de budget significatif, les musées (national, Sursock…) n’auraient jamais survécu sans leurs associations privées respectives, alors que tous les autres musées sont privés; la Bibliothèque nationale, à peine née, s’est endormie; la télé et la radio étatiques ne proposent plus rien; et voilà maintenant que le Conservatoire vacille, entraînant avec lui cet orchestre philarmonique, qu’on a mis des années à mettre sur pied et qui ne produit plus rien. On est même allé jusqu’à nommer un Mortada comme ministre de la Culture. C’est dire le peu de considération qu’on a pour la chose.
Même les acteurs privés s’en détournent. Prenons les premières chaînes télés libanaises. Leur programmation essentielle en prime time nous bassine avec des feuilletons turcs doublés en syrien. Pour la «production locale», contentez-vous d’ingurgiter des Wiam Wahhab jusqu’à la nausée.
Du coup, exit l’ensemble des acteurs, scénaristes, techniciens, metteurs en scène, producteurs, décorateurs…, le vivier libanais compétent se retrouve sur le carreau ou à l’aéroport. Un groupe d’acteurs chevronnés, au chômage technique depuis des années, a même constitué une troupe théâtrale qui sillonne les villes françaises. Et la grande majorité des actifs, diplômés audiovisuels de l’ALBA ou de l’USJ, sont déjà dans le Golfe ou en Europe, privant le pays d’une richesse culturelle et économique.
Si l’on ajoute la crise de confiance dans les banques, même les cachets des artistes qui se produisent «de l’Océan jusqu’au Golfe» (selon la formule vintage) ne seront pas rapatriés. Même les œuvres d’art des artistes les plus connus font désormais l’objet d’enchères dans le Christie’s de Dubaï avec des ventes en dizaines ou en centaines de milliers de dollars, dont on ne verra pas la couleur.
En somme, si gagner de l’argent est un art, comme disait Warhol, on a enfin réussi le coup de force de gaspiller et l’un et l’autre.
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