Sorti dans les salles françaises le 19 janvier et prévu au Liban le 21 février, Memory Box, quatrième long-métrage du couple d’artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige – lauréats du prix d’art contemporain Marcel Duchamp 2017 – aborde la mémoire de la décennie 1980 à Beyrouth dans les yeux de deux adolescentes: Maia, la mère, et Alex, la fille, mêlant archives personnelles et scènes de pure fiction.
Alex (Paloma Vauthier), adolescente constamment connectée avec ses amis, vit au Canada avec sa mère, Maia (Rim Turki), qui a quitté Beyrouth au début des années 1980 avec sa mère. Les deux femmes exilées tentent d’oublier leur passé lié à la guerre, qui ressurgit pourtant au début du film. Le jour de Noël, un énorme colis est livré, rempli de journaux intimes, photos, et enregistrements sur cassettes envoyés par Maia de 13 à 18 ans à sa meilleure amie, Liza, qui avait fui le Liban pour s’installer à Paris.
Car Liza vient de mourir et ses parents ont souhaité renvoyer à Maia ses «archives». Refusant d’affronter son passé, Maia ne trouve pas la force de les parcourir. Mais sa fille Alex, qui ne comprend pas le caractère effacé de sa mère, s’y plonge corps et âme, découvrant l’adolescence tumultueuse de Maia (incarnée par Manal Issa), son premier amour, Raja (Hassan Akil), et le quotidien beyrouthin rythmé par une série d’événements bouleversants.
https://www.youtube.com/watch?v=yOHoZTv2PHA
Un passé toujours présent
Filmé en 2019, année de l’effondrement économique du pays, certaines phrases des cahiers ont un écho très fort avec le présent et résonnent aujourd’hui différemment. «C’est perturbant et attristant. On a terminé le film à l’été 2019 et donc il y a eu des moments très douloureux en salle de montage. On se demandait de quelle réalité on parlait», remarquent Joana et Khalil lors de l’avant-première à l’Institut du monde arabe. Leur studio d’artistes à Gemmayzé a été détruit par l’explosion du 4 août 2020: «Il y a des couches qui n’arrêtent pas de s’ajouter. La fin du film évoque le côté cyclique des choses: après les catastrophes et les désastres, il y a aussi des périodes de régénération. Enfin, on l’espère», déclare Joana Hadjithomas.
«Que transmet-on de ce qui reste?» C’est la question que la réalisatrice s’est posée en exhumant les éléments écrits, vocaux et visuels de sa correspondance avec son amie exilée à Paris, entre 1982 et 1988. Interviewée par Ici Beyrouth à Paris où elle vit, Joana Hadjithomas raconte: «Elle avait gardé mon archive et moi la sienne. Quand on s’est retrouvées, on s’est tout échangé. En me replongeant dedans, j’ai découvert les désirs et les rêves de la jeune fille que j’étais. Je parlais peu des événements, je ne les rapportais pas en tant que tel, mais plutôt dans la continuité de ce que je vivais. On oublie tous ces petits détails. Les retrouver, c’est un puits de sensations. Ces choses sensorielles sont comme des réminiscences; elles réveillent la mémoire.»
Le film aborde cette problématique sans jugement: «On a parfois besoin d’oublier pour continuer, mais se souvenir permet de rester vivant à soi-même. Maia a renoncé; voilà ce que sa fille n’accepte pas. Alex ne va pas seulement reconnecter avec le passé de sa mère, elle va aussi permettre à sa mère de reconnecter avec son passé. Souvent nos enfants nous posent des questions auxquelles il faut se confronter», souligne Joana. «Nous sommes structurés par une transmission orale; cela crée un imaginaire. Ce qui nous intéressait, c’était de montrer une jeune fille qui ne connaissait pas la guerre du Liban ni les années 1980. Alex va lire les cahiers, écouter les enregistrements, voir les photos, et à travers ça imaginer et réinventer au moyen des outils d’aujourd’hui. Il y a donc une partie bien réelle et une autre qui renvoie au fantasme qu’on se fait quand on nous raconte une histoire, familiale ou autre.»
Les deux cinéastes et plasticiens se sont toujours intéressés aux histoires tenues secrètes, optant pour la résistance face à l’Histoire officielle – qui s’écrit ou ne s’écrit pas – dans laquelle on ne se reconnaît pas. C’est notamment le cas de leurs documentaires The Lebanese Rocket Society retraçant l’histoire occultée de l’aventure spatiale libanaise; Khiam qui réanime la mémoire d’un centre de détention israélien au Sud-Liban avant et après sa destruction; et Ismyrne, en conversation avec Étel Adnan, leur dernière œuvre sondant déjà l’histoire intime et familiale de Joana Hadjithomas.
Histoire ou histoire(s) ?
Khalil Joreige confie à Ici Beyrouth: «Ce film interroge notre rapport à la transmission et aux images. Aux cahiers de Joana, on a ajouté ma propre archive photographique. Des années 1980 à 1990, cela fait près de 60.000 photos. Lorsque notre fille a commencé à s’y intéresser, elle a réalisé 50.000 photos en 6 mois sur Snapchat! Ce n’est pas du tout le même genre d’images: il y a un autre rapport au réel, au corps, et au public, mais c’est une autre forme de journal. Les outils d’aujourd’hui nous permettent de réinterroger nos mémoires, et la façon dont on veut raconter certaines histoires.»
À travers les archives et les photos, se déploie une véritable histoire de la photographie, réactivée par le smartphone, montrant le polaroid, les photos bonus, la photographie à bord rond, les planches contacts et différents formats utilisés à l’époque, le film latent, les couleurs mais aussi la manière dont on posait devant l’objectif…
«Notre travail de narration est sans cesse perturbé par le fait que nous avons une histoire particulière et difficile. Cela réinterroge les formes du récit traditionnel et nous pousse à explorer des formes contemporaines», reprend Khalil. À Joana de poursuivre: «Au Liban, il y a un problème avec l’histoire commune et partagée. Que fait-on lorsqu’on n’arrive pas à s’entendre sur une histoire? On voit bien que des divisions persistent. C’est en se confrontant à cette impossibilité qu’on a choisi de travailler sur les histoires intimes.»
«On voulait raconter cette histoire par le biais des photos, de la musique, en faisant participer les actrices. Elles n’ont pas lu le scénario et ont dû puiser dans leur expérience personnelle (…) On avait envie de montrer les choses du point de vue des femmes. C’est souvent elles qui doivent gérer seules dans ce genre de situation. J’ai beaucoup d’exemples autour de moi, et on n’en parle pas beaucoup.»
Le film traite surtout de la transmission entre trois générations de femmes. «Que transmet-on de notre culture en exil? Nous sommes un peuple doté d’une énorme diaspora. L’approche est très diverse selon les individus. Le film montre par exemple la grand-mère qui vit au Canada comme si elle était toujours au Liban. Cela pose la question de savoir si l’on peut exister en étant lié.e à une culture sur un seul territoire, ou si l’on peut la transporter. On voulait raconter ces années comme pour les transmettre. Ce passé fait partie de notre vie, il faut donc l’intégrer. Mais comment raconter à la génération d’après les choses qu’on a vécues? Pouvoir se réapproprier cette mémoire permet à nos enfants de devenir des êtres libres», conclut Joana.
Alex (Paloma Vauthier), adolescente constamment connectée avec ses amis, vit au Canada avec sa mère, Maia (Rim Turki), qui a quitté Beyrouth au début des années 1980 avec sa mère. Les deux femmes exilées tentent d’oublier leur passé lié à la guerre, qui ressurgit pourtant au début du film. Le jour de Noël, un énorme colis est livré, rempli de journaux intimes, photos, et enregistrements sur cassettes envoyés par Maia de 13 à 18 ans à sa meilleure amie, Liza, qui avait fui le Liban pour s’installer à Paris.
Car Liza vient de mourir et ses parents ont souhaité renvoyer à Maia ses «archives». Refusant d’affronter son passé, Maia ne trouve pas la force de les parcourir. Mais sa fille Alex, qui ne comprend pas le caractère effacé de sa mère, s’y plonge corps et âme, découvrant l’adolescence tumultueuse de Maia (incarnée par Manal Issa), son premier amour, Raja (Hassan Akil), et le quotidien beyrouthin rythmé par une série d’événements bouleversants.
https://www.youtube.com/watch?v=yOHoZTv2PHA
Un passé toujours présent
Filmé en 2019, année de l’effondrement économique du pays, certaines phrases des cahiers ont un écho très fort avec le présent et résonnent aujourd’hui différemment. «C’est perturbant et attristant. On a terminé le film à l’été 2019 et donc il y a eu des moments très douloureux en salle de montage. On se demandait de quelle réalité on parlait», remarquent Joana et Khalil lors de l’avant-première à l’Institut du monde arabe. Leur studio d’artistes à Gemmayzé a été détruit par l’explosion du 4 août 2020: «Il y a des couches qui n’arrêtent pas de s’ajouter. La fin du film évoque le côté cyclique des choses: après les catastrophes et les désastres, il y a aussi des périodes de régénération. Enfin, on l’espère», déclare Joana Hadjithomas.
«Que transmet-on de ce qui reste?» C’est la question que la réalisatrice s’est posée en exhumant les éléments écrits, vocaux et visuels de sa correspondance avec son amie exilée à Paris, entre 1982 et 1988. Interviewée par Ici Beyrouth à Paris où elle vit, Joana Hadjithomas raconte: «Elle avait gardé mon archive et moi la sienne. Quand on s’est retrouvées, on s’est tout échangé. En me replongeant dedans, j’ai découvert les désirs et les rêves de la jeune fille que j’étais. Je parlais peu des événements, je ne les rapportais pas en tant que tel, mais plutôt dans la continuité de ce que je vivais. On oublie tous ces petits détails. Les retrouver, c’est un puits de sensations. Ces choses sensorielles sont comme des réminiscences; elles réveillent la mémoire.»
Le film aborde cette problématique sans jugement: «On a parfois besoin d’oublier pour continuer, mais se souvenir permet de rester vivant à soi-même. Maia a renoncé; voilà ce que sa fille n’accepte pas. Alex ne va pas seulement reconnecter avec le passé de sa mère, elle va aussi permettre à sa mère de reconnecter avec son passé. Souvent nos enfants nous posent des questions auxquelles il faut se confronter», souligne Joana. «Nous sommes structurés par une transmission orale; cela crée un imaginaire. Ce qui nous intéressait, c’était de montrer une jeune fille qui ne connaissait pas la guerre du Liban ni les années 1980. Alex va lire les cahiers, écouter les enregistrements, voir les photos, et à travers ça imaginer et réinventer au moyen des outils d’aujourd’hui. Il y a donc une partie bien réelle et une autre qui renvoie au fantasme qu’on se fait quand on nous raconte une histoire, familiale ou autre.»
Les deux cinéastes et plasticiens se sont toujours intéressés aux histoires tenues secrètes, optant pour la résistance face à l’Histoire officielle – qui s’écrit ou ne s’écrit pas – dans laquelle on ne se reconnaît pas. C’est notamment le cas de leurs documentaires The Lebanese Rocket Society retraçant l’histoire occultée de l’aventure spatiale libanaise; Khiam qui réanime la mémoire d’un centre de détention israélien au Sud-Liban avant et après sa destruction; et Ismyrne, en conversation avec Étel Adnan, leur dernière œuvre sondant déjà l’histoire intime et familiale de Joana Hadjithomas.
Histoire ou histoire(s) ?
Khalil Joreige confie à Ici Beyrouth: «Ce film interroge notre rapport à la transmission et aux images. Aux cahiers de Joana, on a ajouté ma propre archive photographique. Des années 1980 à 1990, cela fait près de 60.000 photos. Lorsque notre fille a commencé à s’y intéresser, elle a réalisé 50.000 photos en 6 mois sur Snapchat! Ce n’est pas du tout le même genre d’images: il y a un autre rapport au réel, au corps, et au public, mais c’est une autre forme de journal. Les outils d’aujourd’hui nous permettent de réinterroger nos mémoires, et la façon dont on veut raconter certaines histoires.»
À travers les archives et les photos, se déploie une véritable histoire de la photographie, réactivée par le smartphone, montrant le polaroid, les photos bonus, la photographie à bord rond, les planches contacts et différents formats utilisés à l’époque, le film latent, les couleurs mais aussi la manière dont on posait devant l’objectif…
«Notre travail de narration est sans cesse perturbé par le fait que nous avons une histoire particulière et difficile. Cela réinterroge les formes du récit traditionnel et nous pousse à explorer des formes contemporaines», reprend Khalil. À Joana de poursuivre: «Au Liban, il y a un problème avec l’histoire commune et partagée. Que fait-on lorsqu’on n’arrive pas à s’entendre sur une histoire? On voit bien que des divisions persistent. C’est en se confrontant à cette impossibilité qu’on a choisi de travailler sur les histoires intimes.»
«On voulait raconter cette histoire par le biais des photos, de la musique, en faisant participer les actrices. Elles n’ont pas lu le scénario et ont dû puiser dans leur expérience personnelle (…) On avait envie de montrer les choses du point de vue des femmes. C’est souvent elles qui doivent gérer seules dans ce genre de situation. J’ai beaucoup d’exemples autour de moi, et on n’en parle pas beaucoup.»
Le film traite surtout de la transmission entre trois générations de femmes. «Que transmet-on de notre culture en exil? Nous sommes un peuple doté d’une énorme diaspora. L’approche est très diverse selon les individus. Le film montre par exemple la grand-mère qui vit au Canada comme si elle était toujours au Liban. Cela pose la question de savoir si l’on peut exister en étant lié.e à une culture sur un seul territoire, ou si l’on peut la transporter. On voulait raconter ces années comme pour les transmettre. Ce passé fait partie de notre vie, il faut donc l’intégrer. Mais comment raconter à la génération d’après les choses qu’on a vécues? Pouvoir se réapproprier cette mémoire permet à nos enfants de devenir des êtres libres», conclut Joana.
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