Sur les pas de Beethoven: le mythe

L'ombre d'un doute plane sur la date exacte de la naissance de Beethoven, qui serait entre le 16 et le 17 décembre. Cette incertitude ajoute une dimension intrigante à la célébration de son génie, offrant la possibilité de commémorer le compositeur exceptionnel à deux reprises. Au-delà de cette énigme temporelle, la vie de Beethoven, marquée par la résilience face à la surdité, révèle une quête héroïque vers l'infini artistique, conférant à son œuvre une immortalité teintée de mystère. Le musicologue Bernard Fournier met en lumière le mythe beethovénien.
Au commencement était le silence. De cette harmonie suprême, surgit l’éclat du son et, avec lui, s’épanouit la musique. Ainsi commença l’histoire de cet art qui aurait osé croquer dans le fruit défendu de la création musicale, un acte de rébellion qui scella la rupture d’alliance avec la quiétude originelle. La musique s’en éloigna, s’aventurant audacieusement, parfois impudiquement, dans les territoires sonores inexplorés. Elle s’égara dans les dédales des muses, embrassant la dissonance avec ferveur et transformant la quiétude en un tumulte créatif. Dès lors, la musique et ses créateurs avancèrent non pas dans une fuite perpétuelle du silence, mais plutôt dans un pèlerinage en quête de la quintessence de l’harmonie première. À travers les âges, les compositeurs se succédèrent, chacun révélant son propre «nord» et orientant l’art musical dans son éprouvant périple de rédemption.
Ludwig van Beethoven (1770-1827) ne s’inscrit point dans cette lignée, n’étant nullement une voie, mais incarnant indéniablement une destinée. Cet inébranlable entendeur de l’harmonie suprême baignait dans la quiétude originelle. Sa musique ne recherche pas le silence, elle le sculpte en son auditoire. Ce génie intemporel de l’humanité prêta, au fil d’une vie imprégnée d’une double essence héroïque et pathétique, une oreille intérieure finement attentive aux murmures d’un au-delà qui le hantait. Ses cathédrales musicales se muent en un art sacré qui affranchit l’âme humaine, la libérant des chaînes mondaines et l’élevant jusqu’au Divin. Beethoven distille dans ses plus grands chefs-d’œuvre, culminant avec sa Neuvième symphonie en ré mineur, mais également dans sa Missa Solemnis, la passion de la fraternité, évoquant un baiser universel destiné à enlacer le monde entier.
À l’occasion de la commémoration de la naissance de ce vieux lion incompris, le plus éminent des démiurges de la musique d’art occidentale, le musicologue Bernard Fournier, expert de l’œuvre du compositeur allemand, scrute et analyse pour Ici Beyrouth la musique et la vie de celui qui orchestra la plus glorieuse révolution musicale.
Pour Victor Hugo, Beethoven demeure «ce sourd [qui] entendait l'infini». Cette métaphore si éloquente évoque, d’une part, la quintessence de l’art du compositeur, et met en relief, d’autre part, sa détermination à surmonter son propre pathos, voire «saisir le destin à la gueule». Cette résilience lui aurait permis d'atteindre les cimes de l'expression musicale et d'inscrire son œuvre dans le firmament de la musique d’art occidentale. Tout cela nous incite à scruter le mystère de son succès intemporel et atemporel: est-ce le mythe de l'homme luttant contre son destin qui aurait forgé sa destinée, ou est-ce plutôt à travers l'authentique métamorphose de sa création musicale que réside la clé de cette pérennité?
Les deux hypothèses sont pertinentes et fonctionnent l’une par rapport à l’autre de manière dialectique. Pour comprendre cette situation hors du commun, il faut commencer par jeter un regard sur les premières années de la vie de Beethoven au cours desquelles son destin s’est en quelque sorte écrit.
Il y a certainement au départ les dons exceptionnels de Beethoven qui, dès l’enfance, était promis à une carrière hors du commun. Pendant ses premières années à Bonn, on parlait d’ailleurs de lui comme d’un nouveau Mozart. Son père, Johann, chanteur à la cour électorale de Bonn, était conscient des qualités musicales de Ludwig – ironie du sort, le jeune garçon avait une oreille exceptionnelle. Aussi, désireux d’en faire une sorte de singe savant de la musique, il le faisait travailler comme un forcené. Il a été rapporté que lorsque Johann rentrait le soir tard, souvent ivre, il réveillait le petit Ludwig pour le mettre au piano. Bien des témoignages font en outre état des brutalités de ce père sur son fils que l’on trouvait alors en larmes devant son clavier. Malgré tout, Ludwig, qui avait commencé l’étude du piano entre 4 et 5 ans, devint rapidement un pianiste d’exception. Il jouait aussi du violon et aimait à improviser sur ces deux instruments; mais cela déplaisait à son père qui lui imposait de lire des partitions. Ce goût inné pour ce type de pratique musicale explique certains aspects de sa future carrière de pianiste-improvisateur, ainsi que d’importantes caractéristiques de son écriture future. Écriture, certes, toujours puissamment et profondément structurée, mais ouverte à de l’inattendu grâce à des gestes musicaux qui sont des mimesis d’improvisation.

Tout jeune en tout cas, peut-être pas de manière aussi précoce que Mozart, il composait avec facilité. Une quinzaine d’œuvres datent des années 1782-1785, dont trois sonates pour piano, trois quatuors avec piano, un concerto pour piano, etc. Hélas, la situation de la famille Beethoven devint extrêmement précaire à partir du milieu des années 1780 à cause du comportement de Johann qui se révéla un père défaillant et fut mis prématurément à la retraite de la cour électorale à cause de son alcoolisme. Cela obligea Ludwig à assumer le rôle de chef de famille à l’âge 14 ans, ce qui le contraignit à renoncer à la composition et à se concentrer sur ses activités d’organiste et de claveciniste dans l’orchestre de l’électeur. Il ne recommença à composer qu’à partir de 1790. Si certaines œuvres importantes datent de cette période, les dons exceptionnels de Beethoven s’épanouirent à partir de son arrivée à Vienne (1792). Au cours des années précédant 1800, les activités du musicien se partagent en fait entre la composition et une carrière de pianiste virtuose et surtout d’improvisateur. Il passait beaucoup de temps dans les salons aristocratiques où il s’illustrait particulièrement en remportant des joutes pianistiques très à la mode à Vienne à cette époque.
La vie de Beethoven aurait pu continuer ainsi et il serait alors resté le grand compositeur qu’il était, mais ne serait sans doute pas devenu l’immense génie que nous connaissons. En fait, il eut la terrible malchance, qui se révéla toutefois une chance pour le compositeur, d’être atteint d’une surdité progressive dont les premières manifestations apparurent en 1796-1797. Aussi longtemps qu’il le put, il cacha le mal qui le rongeait, ne s’en ouvrant qu’à quelques rares amis à qui il demanda le secret. C’est en 1802 qu’il écrivit à ses deux jeunes frères, Karl et Johann, une lettre déchirante, connue sous le nom de Testament d’Heiligenstadt, dans laquelle il décrit sa situation d’homme et de musicien face à la surdité qui le contraignait à l’isolement. Il y écrit notamment: «… maintes fois ressaisi par mon penchant pour la société, je m’y suis laissé entraîner. Mais quelle humiliation, quand il y avait quelqu’un près de moi, et qu’il entendait au loin une flûte, et que je n’entendais rien, ou qu’il entendait le pâtre chanter, et que je n’entendais toujours rien! De telles expériences me jetèrent bien près du désespoir: et peu s’en fallut que je misse fin à ma vie. –  C’est l’Art et lui seul qui m’a retenu. Ah! il me semblait impossible de quitter ce monde avant d’avoir accompli ce dont je me sentais chargé.»
Or c’est précisément après avoir écrit ce «Testament» (octobre 1802) que son style va subir une radicale évolution, liée à la résolution qu’il a prise en son for intérieur: «Je veux saisir le destin à la gueule, écrit-il à son ami Wegeler, il ne me courbera pas tout à fait.» Cette formule est une sorte de pacte que Beethoven fait avec lui-même et qui va lui servir de guide pour «se dépasser». Cette démarche volontaire sous-tend la naissance du style «héroïque» qui va insuffler son esprit révolutionnaire aux œuvres qui verront le jour à partir de 1803, notamment la Symphonie «Héroïque», la Sonate «Appassionata» et les Quatuors «Razoumovskj». Dans une esquisse du final du troisième d’entre eux, il écrit: «Ne cache plus ta surdité, même dans ton art.»
Ainsi, la surdité se révèle avoir une influence non seulement sur la vie de Beethoven – il va peu à peu se retirer du monde où il aimait évoluer, limitant ses contacts, contraint à communiquer avec ses proches par des cahiers de conversion – mais encore sur sa carrière de pianiste (il cessera complètement de se produire en public en 1812) et de chef d’orchestre. Rien ne montre mieux l’étendue du mal dont souffre Beethoven et son évolution toujours plus invalidante que la création de la Neuvième Symphonie, le 7 mai 1824, au Kärtnertortheater de Vienne. Beethoven, qui ne pouvait plus diriger depuis un certain temps déjà, était assis à côté du chef Michael Umlauf à qui il indiquait les tempos. Il tournait le dos au public et lorsque l’exécution fut terminée, il y eut une véritable ovation, que Beethoven n’entendait pas malgré le déchaînement du public, et il fallut que l’alto solo Caroline Unger vienne vers lui et le retourne vers la salle pour qu’il comprenne l’immensité du succès que recevait son œuvre.
À l’inverse de ces aspects dramatiques pour sa vie d’homme et d’interprète, l’influence de la surdité sur le compositeur et sur sa créativité fut un élément d’un effet essentiellement positif. Ayant décidé de mener un combat contre son destin tragique, contraint de se focaliser sur son intériorité et sur un imaginaire sonore qui lui était propre, il inventa un nouveau type d’expression et fit évoluer son style de manière radicale. L’aggravation progressive de son mal influa sur son esthétique: à la réaction volontaire de celui qui se battait en gardant espoir, correspond le style héroïque et lyrique de sa deuxième «manière»; au renoncement qui suivit la longue crise existentielle des années 1813-1817, correspond la troisième manière au style épuré, concentré sur l’essentiel et tourné vers une conception artistique transcendantale, de plus en plus imprégnée de spiritualité. Cela le conduit à remettre en question, plus profondément encore que dans ses œuvres de la deuxième manière, tous les modèles hérités du classicisme. Ce qu’il ne peut plus espérer pour lui-même dans sa vie d’homme, il le fantasme pour l’humanité, pour une sorte d’éternité rêvée, comme en témoignent bien des pages de la Missa Solemnis ou des derniers quatuors. Ajoutons que l’impossibilité où le met son état de communiquer avec autrui le conduit à créer dans son œuvre-même des mécanismes de communication, à étendre et à intensifier les dispositions de cette écriture dialogique dont les premières dispositions étaient apparues avec les premières manifestations de sa surdité.
Tout cela n’aurait cependant pas été possible sans l’existence d’un terrain favorable, celui de ses dons exceptionnels, celui également d’un caractère volontaire bien trempé, forgé en partie par les conditions d’une enfance difficile et assez solitaire. C’est sans doute cette solitude d’enfance qui lui donna le goût de la vie en société de ses premières années viennoises. Et c’est probablement le renoncement à la vie mondaine et la relation à la surdité qui ont permis à Beethoven – ce fut, à certains égards, un cas équivalent pour Proust, grand mondain avant de devoir s’isoler à cause de son asthme – de devenir ce génie incomparable que nous connaissons. Quoi qu’il en soit, les immenses chefs-d’œuvre qu’il a laissés à l’humanité sont le fruit d’une dialectique entre une vie quotidienne minée par la souffrance et une vie musicale devenue pour lui «la vraie vie».
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