On l’avait reléguée aux oubliettes, cette histoire de deux États, côte à côte. Il en a fallu du temps, un coup de force du Hamas et des dizaines de milliers de tués à Gaza, pour réveiller les leaders du monde, probablement sous la pression de leurs populations outrées. Et encore, ce n’est que sous forme de déclarations éparses, loin d’être unanimes. Les uns baillaient encore après ce long sommeil. D’autres espèrent que tout ce boucan se tassera assez vite pour revenir à leur engourdissement.
Pourtant, l’idée est vieille de huit décennies. Puis elle a été enterrée et déterrée d’innombrables fois. Jusqu’à la proclamation officielle d’un État palestinien par Yasser Arafat en 1988, État reconnu aujourd’hui par 138 pays. Une reconnaissance mutuelle officialisée dans les années 1990 avec les accords d’Oslo, qu’Israël ne respectera pas. Il y a même eu, à un moment donné, une suggestion de créer une confédération entre la Palestine et la Jordanie, d’abord proposée par l’un mais refusée par l’autre, puis vice-versa.
Cela dit, on va laisser tout ce labyrinthe aux politologues (y compris l’avenir des réfugiés, des colonies…) et on va se concentrer sur l’aspect qui nous intéresse dans cette chronique économique, avec la question qui taraude tout le monde depuis toujours: est-ce qu’un État palestinien indépendant et souverain est économiquement et socialement viable?
«Mauvaise question», répondent les spécialistes, enchaînant par une autre question: «Une fois que vous aurez, Messieurs les politiques, établi un État palestinien, que faut-il faire pour que cet État soit viable?» Une question purement rhétorique puisqu’elle est généralement suivie de scénarios de solutions, dans de nombreux rapports établis par des centres de recherche et des think tanks.
Mais, probablement, le plus complet est celui publié en 2005 par Rand Corporation, un institut de recherche américain à but non lucratif, sous le titre Helping a Palestinian State Succeed – Key Findings. C’était tellement pragmatique que presque tous les rapports ultérieurs l’ont cité. Qu’est-ce qu’on peut en tirer, en bref?
1. D’abord, que le territoire de Cisjordanie doit être continu, sans entraves, favorisant la mobilité démographique et économique au sein de la région. Il doit en plus être relié à Gaza par un passage dédié, long de 90 kilomètres.
2. Gaza, en l’occurrence, déjà surpeuplée et sous-développée, ne pourra pas survivre en autarcie. Elle aura besoin d’un rééquilibrage démographique avec la Cisjordanie et d’un traitement spécial. Son accès à la mer lui donnera cependant des avantages (port, tourisme, pêche, gaz) s’il est bien exploité.
3. La mobilité doit être aussi assurée entre la Palestine et Israël (et la Jordanie), permettant l’échange de main-d’œuvre, de capitaux, de produits et de services. L’option «paix froide» ne peut être viable. Il doit s’agir d’un voisinage en bons termes. Un peu le contraire du Liban avec ses deux voisins historiquement détestables, qui lui ont empoisonné la vie depuis l’indépendance. L’objectif est de combler un peu le fossé entre un Israël à 52.000 dollars de PIB par habitant et une Palestine à 3.600.
3. Ceci sera d’abord possible grâce aux travaux d’infrastructure (électricité, eau, télécoms, routes…) nouveaux et nécessaires, qui donneront du travail à des dizaines de milliers de Palestiniens. Grâce aussi à l’argent des donateurs et des travailleurs dont Israël a besoin.
4. En l’absence de ressources naturelles importantes (en attendant un possible gaz au large de Gaza), le pari doit être sur le capital humain palestinien, celui qui est en place et l’autre qui viendrait d’une large diaspora hautement éduquée, plus une panoplie de millionnaires et de multinationales d’origine palestinienne.
5. Cependant, même avec un retour très partiel des réfugiés, cette Palestine sera l’une des plus denses au monde, avec tous les problèmes qui en découlent. Tous les réfugiés (et diaspora) ne pourront pas revenir, à supposer qu’ils le veuillent. Mais ils auront au moins un passeport délivré par leur État. Ce serait un peu comme les Libanais, dont la moitié vit ailleurs, par choix.
6. Cela dit, on peut parer à la pression démographique en tenant compte des modèles de densité, non des pays, mais des villes dans le monde. Or certaines des villes les plus denses du monde ne sont pas les moins performantes, lorsqu’elles sont bien gérées.
6. C’est pour cela que Rand a étudié plusieurs scénarios de schéma urbanistique directeur. Et il a retenu celui qui lui a semblé le plus viable, C’est un peu la clé du rapport: il s’agit un arc de cercle qui relie les 11 principales villes du territoire: Jénine, Tubas, Tulkarem, Naplouse, Kalkilya, Sal’it, Ramallah, Jéricho, Bethléem, Hébron…. et Jérusalem. Près de 105 kilomètres d’urbanisation continue, desservis par une autoroute, doublés d’une voie ferrée et de pénétrantes pour chaque ville. Une solution qui permet de faire la part des choses entre une région plutôt urbaine et une autre plutôt rurale.
7. Mais tout cela exige beaucoup d’argent, tant des fonds privés provenant des expatriés palestiniens eux-mêmes, que de l’aide internationale. Selon le scénario de l’étude Rand, l’apport nécessaire correspond à quelque 60 milliards de dollars sur 10 ans (chiffre mis à jour selon la valeur du dollar en 2023), soit dans la moyenne des aides aux pays à la sortie d’une guerre… et beaucoup moins que celle octroyée à l’Ukraine, alors qu’on n’en est pas encore dans la phase de reconstruction.
Le prototype Rawabi
Concluons par un cas de développement unique, le projet Rawabi, porté par un seul homme, Bashar Masri, milliardaire palestino-américain, aidé par un fonds souverain du Qatar. Il s’agit d’un projet de ville nouvelle high-tech à 1,4 milliard de dollars, entre Birzeit et Ramallah. Le projet est supposé accommoder 40.000 personnes, 6.000 logements, des industries légères, un centre de technologie et toutes les facilités.
La construction a bien démarré en 2010, mais le projet traîne en longueur à la suite d’entraves israéliennes continues. Il fallait des permis pour chaque étape. Rien que l’adduction en eau a nécessité des années de pourparlers. Et la route pour y accéder pourrait être coupée par l’armée israélienne à tout moment.
Actuellement, la ville n’est encore remplie qu’au dixième de sa capacité projetée, mais pour Masri, c’est un projet de longue haleine: «Si nous (Palestiniens), pouvons construire une cité laïque et moderne, nous serons aussi capables de construire un État». Symboliquement, le drapeau palestinien qui y flotte s’étend, à 24 mètres de hauteur, sur une surface de 14 x 8 mètres. Par temps dégagé, il est visible de la double capitale Jérusalem, 37 kilomètres plus loin.
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