«Le manuscrit perdu de Béryte» ou la gloire retrouvée

Aujourd’hui, nous avons besoin de retourner aux sources du passé glorieux de notre cité Beyrouth, de nous abreuver d’une littérature nationale, capable de reléguer au second plan nos dissidences et de nous rappeler nos réussites, afin de nous aider à nous projeter dans l’avenir. Le manuscrit perdu de Béryte écrit par l’écrivaine et l’ex-ambassadrice Georgine Chaer Mallat et publié aux éditions L’Orient des livres, a été rédigé dans cet objectif. Ici Beyrouth présente les thèmes du livre et l’entretien avec l’auteure.
L'assistance.
Le député et ex-ministre Marwan Hamadé prend la parole.
Georgine Chaer Mallat, juriste de formation, diplômée de l’université Saint-Joseph et ex-ambassadrice de Colombie au Liban, a écrit trois livres. Chacun d’eux porte un message clair et illustre un engagement. Le premier, L’émeraude était bleue, édité chez FMA, raconte les péripéties du parcours d’un émigré libanais en Colombie. Il constitue un hommage à l’émigration libanaise qui a connu des moments de lutte et de succès et représente un objet de fierté au Liban. Ce livre a été traduit en espagnol par l’université Uninorte à Barranquilla, en Colombie. Le second, Cristal de roche, paru aux éditions des Messageries du Moyen-Orient, relate l’histoire d’une jeune libanaise douée pour la peinture, étudiant à Paris, qui tombe amoureuse d’un diplomate d’une autre religion que la sienne. Ce roman véhicule un message d’ouverture et de détermination et encourage la compréhension des êtres brimés par les contraintes du milieu socioculturel. Le manuscrit perdu de Béryte s’inscrit dans la littérature nationale bien que véhiculée par la langue française, qui sans être la langue officielle du Liban, reste celle de l’élite intellectuelle libanaise, qui maîtrise les langues arabe et anglaise, mais affectionne particulièrement le français, langue des libertés, des droits humains et de la République mondiale des lettres, qui a contribué en outre, à l’édification du Grand-Liban. Les thèmes du livre le situent dans la lignée du chef de file du mouvement phénicien Charles Corm auteur de La montagne inspirée et ses illustres collègues de La revue phénicienne, le monument Saïd Akl et l’immense Michel Chiha. Ce n’est donc pas par un hasard fortuit que la signature de ce livre a eu lieu à la fondation Charles Corm, lors d’une rencontre-débat menée par les écrivains Alexandre Najjar et Ray Jabre Mouawad en présence de l’auteure.
La structure en abyme
Le livre est conçu selon une mise en abyme qui crée un effet miroir entre les archéologues de la reconstruction de Beyrouth en 1994 et les témoins de la gloire de Béryte aux premiers siècles après Jésus-Christ. Trois archéologues se penchent sur un manuscrit trouvé par l’un d’eux, Raymond, au cours des fouilles dans la ville de Beyrouth en pleine restauration. Après des heures de travail acharné pour dérouler le rouleau dans la plus grande prudence, de peur de lui faire subir des dégâts irréversibles, ils tombent sur un papyrus, remis par Thalélée, professeur à l’école de Béryte au disciple du philosophe Zacharie en 551, provenant de Nonnus d’Alexandrie, venu apprendre la science du droit à l’École de Béryte. Les archéologues, notamment Raymond le premier qui a découvert le document et l’a montré à ses collègues, sont fous de joie de découvrir des faits incontestables sur le passé glorieux de Béryte, qui a joué un rôle primordial dans la vie sociale et culturelle de l’Empire romain. Les archéologues se transforment en lecteurs passionnés dévorant chaque mot du manuscrit à l’instar des lecteurs du livre de Georgine Mallat. L’histoire peut commencer. Celle du manuscrit perdu et du temps retrouvé de Beyrouth.
L'écrivain Alexandre Najjar l'ex-ambassadrice Georgine Chaer Mallat et l'auteure Ray Jabre Mouawad.
«Beyrouth mille fois détruite, mille fois reconstruite»
Les mots de Nadia Tuéni illustrent bien le dessein tragique de Beyrouth, tiraillée éternellement dans un double mouvement d’ascension et de chute, de gloire et de décadence. Le manuscrit perdu de Béryte a pour mission de ressusciter la gloire perdue d’antan, de raconter les exploits du passé pour permettre la vraie reconstruction de la ville, inséparable du devoir de mémoire d’une part et de la connaissance de son potentiel culturel et juridique d’autre part, qui firent de son école de droit la première du genre, fondée avant toutes les autres. «Le seul fait d’avoir reçu le nom de la fille d’Auguste fit de Béryte le centre d’intérêt dans la région. Elle attira la faveur des empereurs, des rois ou des princes alliés à Rome qui, pour lui faire la cour, l’embellirent à grands frais de monuments et d’édifices somptueux. C’est ainsi qu’Hérode Premier, le roi des juifs, bâtit à Béryte des portiques, des temples, des forums et des amphithéâtres. Son petit-fils, Hérode Agrippa Premier, éleva un théâtre qui par la beauté et l’élégance surpassait beaucoup d’autres. Il érigea un amphithéâtre somptueux ainsi que des thermes et des portiques» (page 35). L’École de droit était construite sur la basilique de l’Anastasie qui signifie résurrection, ce qui crée la récurrence de la reconstruction et la renaissance. La bibliothèque monumentale de droit de Béryte attirait des étudiants d’Asie, d’Afrique et d’Europe et dispensait les meilleurs cours avec les professeurs les plus éminents. Dans le livre, le devoir de mémoire est une valeur sacrosainte, citée à plusieurs reprises, par la bouche des protagonistes, due à Béryte et son immense legs, tout comme à ses illustres professeurs, condition sine qua non pour l’élévation d’une cité, la construction d’une nation, ainsi que pour la longévité d’une ville, malgré les malheurs qui ne cessent de s’abattre sur elle. C’est dans cette rétrospective que l’archéologue «Yasmina se rappela sa visite à Rome où s’élevaient les statues d’Ulpien natif de son pays et Gaius, Papinien tous maîtres classiques du droit et véritables piliers de l’École de Béryte» (page 93).

L’importance majeure de la littérature
Une place considérable est consacrée à la littérature d’abord à travers la valeur monumentale du manuscrit qui révèle les secrets du passé triomphant et constitue une source d’énergie et de foi inépuisables dans le futur. Comme le dit Victor Hugo, «le futur est une porte, le passé en est la clé». De même, dans l’épopée Les dyonisiaques, composée par Nonnus, ce dernier affirme que «la discorde dévastatrice des États cessera de compromettre la paix seulement lorsque Béryte […] jugera la terre et les mers, fortifiera les villes de l’indestructible boulevard des lois et enfin lorsque cette cité assumera le régime exclusif de toutes les cités du monde». De plus, le livre est émaillé de témoignages d’écrivains romains et grecs des premiers siècles, ainsi que d’illustres orientalistes, sur l’aspect unique du Liban réunissant les richesses culturelles, climatiques et géographiques de l’Orient et de l’Occident. Citons aussi Lamartine dont les vers du poème La chute d’un ange sont mentionnés dans le texte chantant les prodiges et les vestiges du Liban. On y trouve également Cadmos parti à la recherche de sa sœur Europe qui introduit l’alphabet phénicien en Grèce selon les mots d’Hérodote et, plein d’autres références.
Entretien avec Georgine Chaer Mallat
Le manuscrit perdu de Béryte a été rédigé pour retrouver l’héritage glorieux de Beyrouth, mille fois détruite et pour mieux croire à sa millième reconstruction. Ce manuscrit perdu est-il le passé retrouvé?
L’idée m’est venue quand le Liban a recommencé à s’engouffrer dans les crises et les conflits. Je voulais broder autour de faits réels, autour d’un thème cher aux Libanais et capable d’insuffler l’espoir et la confiance auprès du lectorat libanais, notamment la nouvelle génération. Nous savons que le Liban possède un passé glorieux aujourd’hui relégué aux oubliettes et j’ai voulu le ressusciter en vue de puiser dans sa grandeur pour l’élaboration d’un avenir meilleur. Parmi les monuments qui faisaient la gloire de Beyrouth, on trouve, en tête de liste, l’École de droit de Béryte, qui fut la principale institution juridique de l’empire byzantin et romain, jusqu’à sa destruction par un séisme en 551. J’ai également trouvé un personnage réel qui pourrait interpeller les lecteurs, un poète du cinquième siècle, Nonnus de Panopolis qui a écrit une épopée lyrique Les dionysiaques, où il chante la gloire de Béryte.
Il y a des détails prodigieux et précis sur l’architecture et la beauté somptueuse de Béryte par la voix de Nonnus d’Alexandrie. Est-ce aussi l’obsession de ressusciter Beyrouth physiquement qui va de pair avec le projet de souligner son apport intellectuel avant-gardiste, notamment juridique?
À l’époque de l’Empire romain, Beyrouth s’est parée d’une architecture somptueuse, au point que l’empereur Auguste, dès le premier siècle, la dénommait du prénom de sa fille Julia et Béryte devenait ainsi Augusta Julia Felix Berytus. Cette ville constituait un pont entre Rome et Constantinople. Elle fut choisie comme centre de dépôts des Constitutions impériales et le siège de cette principale École de droit, dont l’excellence de l’enseignement prodigué par les meilleurs professeurs, attirait des étudiants de toutes les villes de l’empire. Là, j’aimerais citer le père jésuite orientaliste Henri Lammens, professeur à partir de 1897 à la faculté des études orientales de l’université Saint-Joseph, qui a écrit dans l’une de ses conférences que «si Nonnus d’Alexandrie avait vécu, il aurait revendiqué, pour Beyrouth, le titre du siège de la Société des Nations».
Vous dites quelque part que Calpurnia, l’héroïne de l’histoire racontée dans le manuscrit, tout en croyant à l’égalité entre homme et femme – ce qui était le propre de la culture romaine de cette époque – s’accrochait aux qualités et aux attributs féminins. Est-ce un clin d’œil aux dérives du féminisme actuel?
Pour le succès de toute société, l’homme et la femme devraient coopérer et cela implique qu’ils soient égaux, pour qu’ils évoluent dans la liberté et la dignité. Cela ne signifie pas que la femme est invitée à s’assimiler à l’homme. C’est bien mon opinion et celle de Calpurnia, l’héroïne de mon roman. Il y a bien des attributs et des caractéristiques spécifiquement féminins, déterminés par des éléments biologiques et psychologiques, auxquels il faudrait tenir comme la tendresse et la sensibilité sans tomber dans l’excès. Le féminisme a raison de militer pour mettre fin à l’exploitation de la femme en droit et dans la pratique du droit, mais pas au point d’effacer les différences liées à la diversité, de gommer les spécificités identitaires en rapport avec le genre et de basculer dans le ridicule et le grotesque.
Commentaires
  • Aucun commentaire