Retour de mission soyeuse au Liban
C’est au cours d’une conférence donnée aux Clés de Juliette à Lyon qu’Isabelle Moulin est revenue sur les liens soyeux entre Lyon et le Liban. Dans la continuité de la démarche initiée avec la Biennale d’art contemporain à l’automne 2022, mettant à l’honneur les relations soyeuses entre Lyon et le Liban et à la suite d’un premier voyage d’études effectué au printemps dernier, cette conférence-débat a permis de partager le carnet de voyage de cette seconde mission soyeuse et de dévoiler en primeur quelques premières images signées Vartan Ohanian.
Au-delà de la dimension affective, l’intérêt que suscitent les liens soyeux entre Lyon et le Liban, correspond à un enjeu contemporain, celui de se réapproprier un patrimoine qui fut abandonné, livré à l’oubli et comme effacé de la mémoire collective. Rappelons que la sériciculture au Liban est, selon les historiens, bien antérieure à l’époque du prince Fakhreddine II qui a développé cette agriculture. Cependant, c’est à partir de 1840 qu’elle a prospéré et connu son âge d’or. Quand la maladie de la pébrine en France décimait les élevages de ver à soie, les fabricants lyonnais se sont mis en quête d’un nouveau marché outre-mer.
Ils ont alors encouragé la culture du ver à soie et du mûrier au Liban, ce qui, selon Isabelle Moulin, correspond au «cheval de Troie de la pénétration lyonnaise au Proche-Orient et reste un phénomène spécifiquement libanais». Au fil des années, des échanges séricicoles et des transferts commerciaux se sont établis entre le Mont-Liban, le Var, la Corse et les Alpes-Maritimes à travers ce que Fernand Braudel nomme «la Méditerranée des échanges». Il y a eu, sous l’impulsion de la Chambre de commerce de Lyon, des transferts de compétences techniques avec l’investissement de grandes maisons de soieries et des banques lyonnaises. L’industrie de la soie représentait entre 1840 et 1912 près de 45% de l’économie libanaise.
C’était donc une démarche tout à fait inédite lorsqu’en octobre 2022 la directrice artistique de Silk me back, Isabelle Moulin, avait mis à l’honneur les liens soyeux entre Lyon et le Liban à travers une remarquable programmation de conférences, performances et expositions. La mise en place d’un partenariat avec la Biennale d’art contemporain de Lyon dont le thème «Manifesto of fragility» connotait la destruction du port de Beyrouth en 2020, n’était que le début d’une belle aventure.

Il y eut d’abord en novembre l’admirable défilé/performance aux usines Fagor. Il présentait des pièces en soie créées par Isabelle Moulin et rendait hommage aux Libanais qui reconstruisent inlassablement ce qui est sans cesse détruit. Rappelons que dans les ateliers de broderies de Silk me back, les trois pièces déchirées durant la performance furent réparées et vendues aux enchères au profit de l’association du père Hani Tawk qui vient en aide aux victimes de l’explosion au port de Beyrouth. Le lendemain de la soirée caritative organisée par Mon Liban d’Azur, Isabelle Moulin anima une conférence au Palais du commerce sur les relations soyeuses Lyon/Liban. Anne-Marie Wiederkehr de l’association Soieries vivantes donna elle aussi une conférence sur l’aide apportée au musée de Bsous pour le montage des métiers à tisser Jacquard (emblème de l’inventivité lyonnaise) offerts par la ville de Lyon en 2004.
Au printemps 2023, Isabelle Moulin effectua un premier voyage d’études au Liban. Elle donna une conférence à l’ESA et y découvrit la villa rose construite par les frères Portalis, fondateurs de la première filature au Liban. Une visite au musée de Bsous scella à jamais les relations soyeuses entre le Liban et la France.
La deuxième mission au Liban à l’automne 2023, en compagnie du photographe lyonnais Vartan Ohanian, fut l’objet d’un carnet de voyage dont elle fit part à son retour à Lyon: «…pour moi, il s’agissait bien d’une mission de re-connaissance car celle-ci nous a permis non seulement de confirmer ce que j’avais pressenti seule lors de mon premier voyage d’études au printemps dernier, mais aussi d’affirmer la direction que j’avais empruntée très intuitivement dans ma démarche conçue pour la Biennale d’art contemporain.
Il est important de le rappeler, toute cette dynamique est partie de là: de cette performance, de ce geste quelque peu radical: détruire pour reconstruire des pièces textiles créées spécialement pour l’occasion et par mes bons soins, comme un écho à la force inexorable de résilience et de renaissance dont font preuve depuis toujours les Libanais. Une initiative un peu singulière, mais pleinement vécue et assumée jusqu’au bout et qui m’a permis de gagner mes galons de Libanaise de cœur selon certains…
Presque un an après ce geste originel, cette seconde mission au Liban a débuté par une très belle visite du Musée national qui nous a été offerte par sa conservatrice. Celle-ci s’est étonnée qu’une spécialiste de la soie et du textile veuille visiter en premier lieu un musée lapidaire ‘Ici, il n’y a que de la pierre!’ Mais, en fait pour moi qui suis un peu obsessionnelle sur le textile, ce musée de pierre justement en est rempli, lorsque l’on aiguise son regard à s’attarder sur tel drapé, telle transparence d’une étoffe simplement soulignée par un trait gravé dans le marbre ou dans le granit.


C’est ainsi que nous avons trouvé d’emblée le point de vue, le parti pris que nous allions adopter durant cette mission de re-connaissance. Cette lecture s’est affirmée comme un filtre qui persista à s’installer sur nos rétines alors même que nous sortions du musée et que nous nous retrouvions dans l’espace urbain: tout devient alors trames, chaînes, entrelacements, broderies, raccommodages, ravaudages, sutures chirurgicales d’autant plus sensibles dans une ville qui ne cesse de se reconstruire sans pour autant masquer les stigmates de son histoire. C’est dans ce tissu urbain si dense et stratifié que s’est exercé en premier lieu ce regard, ce parti pris, mais c’est aussi ensuite sur d’autres supports explorés lors de notre séjour que cette volonté s’est là aussi affirmée comme un réencodage des ingrédients qui nous semblaient incontournables dans l’approche de cette culture si riche et protéiforme.
La mer, bien sûr, comme un mur dressé sur l’horizon, un rempart, à l’image de celui des Phéniciens, toujours debout, sculpté dans une falaise immémoriale, mais aussi comme une perpétuelle ligne de fuite sans cesse repoussée.
Et puis, l’exploration de filatures, de magnaneries, abandonnées, en friches dans des paysages luxuriants, expression d’une nature toujours plus forte et renaissante quoiqu’il advienne…
Et puis, le musée de la soie de Bsous… haut point stratégique situé juste au-dessus de l’aéroport de Beyrouth, ancienne filature, dévoyée, pervertie par des années de guerre, mais ré-enchantée, reconstruite par la force d’un couple amoureux et universaliste. Ces soyeux humanistes ont su rassembler ici une somptueuse collection textile dont les pièces glanées au gré de leurs nombreux voyages constituent une véritable encyclopédie textilienne d’hier et d’aujourd’hui.
Mais c’est aussi une collection vivante, à l’œuvre puisqu’ayant recours à des savoir-faire locaux que ces grands experts n’ont eu de cesse de solliciter, de préserver en les faisant vivre, travailler pour se conjuguer à l’air d’un temps souvent chaotique, mais qu’ils ont su malgré tout garder créatif…
Le musée de Bsous, c’est aussi un lieu vivant, cultivé avec soins par sa directrice et toute son équipe, une sorte d’Eden au sens propre et figuré du terme puisque le musée lui-même s’inscrit dans un vaste jardin où mûriers, bien sûr, plantes endémiques, mais aussi variétés d’ailleurs, ici acclimatées, démontrent factuellement à quel point la soie, d’une façon transversale peut-être le symbole, le vecteur de toutes sortes d’échanges, de partages et de mixités…
Trois semaines d’explorations, de rencontres, de découvertes, d’émotions parfois insurmontables, mais toujours ré-enchantées par une hospitalité, une écoute, une compréhension de notre projet qui, de toute évidence, trouvaient un bel écho à ce désir constant de montrer une autre image du Liban. L’image d’une culture d’autant plus raffinée, sophistiquée, délicate qu’elle a su se forger en réaction justement à des attaques incessantes de convoitise, de guerres, de pillages, d’effacements, de destructions et de saccages. La valeur ajoutée de cette culture libanaise si singulière doit sans doute beaucoup à ce ré-enchantement des décombres, à cette transfiguration de la ruine qui tout en sachant garder ses cicatrices, ses rides sans chercher à les masquer offre la préciosité inestimable de ceux qui, avec un panache presque arrogant et une élégance ultime, savent traverser les temps les plus adverses…»
Les liens soyeux entre Lyon et le Liban ne s’arrêtent pas là. Isabelle Moulin a mis dans ce projet qui lui tient à cœur sa poésie et son talent. Au printemps prochain, une exposition dont l’enjeu est de valoriser les savoir-faire spécifiques du Liban aura lieu au musée de Bsous. Mais il y aura aussi une mise en résonance avec la villa rose située à l’ESA. De même, l’idée d’une série de conférences soyeuses avec le Festival du livre en octobre prochain fait son chemin.
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