«It’s Ok» d’Elissa ou la rage fructifiée
Le 25 janvier, Elissa a lancé sur Netflix un documentaire sur son parcours professionnel et personnel intitulé It’s Ok constitué de trois épisodes et produit par Different Production. La série aurait pu s’intituler Les Confessions d’Elissa, mais le titre It’s Ok nous propulse d’emblée dans la vie de la chanteuse à la voix cristalline et veloutée, reconnaissable entre mille. Deux mots magiques, incantatoires, qu’elle répète inlassablement quand un obstacle se présente, au point qu’ils portent désormais sa signature. Deux mots dont la portée complexe expliquerait peut-être la réussite phénoménale et pérenne de l’artiste.

Elissar Khoury est née à Deir el-Ahmar. La sage-femme qui a procédé à son expulsion tend à la grand-mère le bébé fille. Celle-ci se retourne, dépitée, remet son fichu sur la tête et s’en va. De huit à seize ans, Elissar sera pensionnaire dans une école dirigée par des religieuses à Feytroun. Son père, qu’elle chérit, vient à pied tous les week-ends pour lui remettre des habits et des friandises. Sur le chemin, l’instituteur de langue arabe compose des poèmes qu’il pourra insérer dans ses recueils. À seize ans, tout en poursuivant ses études scolaires, Elissar commence à travailler pour soutenir la famille. Avec son premier salaire, elle achète des pots de peinture et repeint elle-même la maison, avec une attention aux détails et à la finition qui annonce sa quête de la perfection. Elle se présente au fameux télécrochet Studio el-Fann, mais n’obtient qu’une médaille en argent. De plus, le contrat signé avec le réalisateur qui devait lancer la carrière des lauréat.e.s, est vite rompu par celui-ci qui ne voit pas en elle une étoffe de star. Pourtant, il a l'habitude de flairer les talents prometteurs et de les guider sur la voie du succès. Elle travaille avec le comédien Wassim Tabbara avant de décrocher un rôle dans la troupe du Théâtre de dix heures d’André Jadaa et de signer un contrat qui sera également rompu. C’est la goutte qui fait déborder le vase. Elissar retient sa rage et ne baisse pas les bras. Ses déceptions, sa colère lui serviront de catalyseur, de carburant pour se hisser au top. Son plan est déjà prêt. Elle travaillera d’arrache-pied pour réunir toutes les composantes du succès. Dès le départ, l’adolescente, qui avait de grandes ambitions, voulait forger son futur. Elle était consciente que l’être humain est assez libre pour pouvoir changer la donne. Est-ce la chance qui lui sourira ou est-ce sa capacité d’exploiter les possibles en donnant le meilleur d’elle-même qui sera récompensée? Le récit, raconté par la chanteuse la plus populaire du monde arabe, ne suit pas un ordre linéaire, mais cumule les analepses et les prolepses et nous retient, nous incitant à trouver des réponses. Une autre question s’impose: comment la diva surnommée La Reine de la sensibilité, qui chante avec ses tripes, a-t-elle pu accumuler les succès pendant vingt-cinq ans et réaliser un album bisannuel qui la hisse au top des ventes sans se laisser griser ni par la gloire, ni par l’amour dont elle est la meilleure interprète ?



La rage fructifiée

«It’s Ok», la formule utilisée par la vedette la plus populaire du Moyen-Orient, ne trahit aucunement une fuite en avant, mais une détermination à se confronter à la réalité, pour en tirer le meilleur parti. Les scènes du documentaire It’s Ok montrent le refus catégorique de la dramatisation et de la victimisation par la star, dans toutes les étapes douloureuses de son parcours. Elissa est toujours prête à s’élancer de nouveau, à profiter de l’échec ou des circonstances défavorables pour affûter son expérience, s’aguerrir, concevoir de nouveaux plans d’action et les exécuter. Quelles que soient les contraintes et les embûches, ses mots d’ordre sont: le travail, la discipline, l’attention aux détails et le suivi. Ce n’est pas un optimisme béat qui l’anime, mais une confiance en la volonté humaine, une leçon de vie léguée par le père poète, une sagesse enseignée par la terre fertile de Deir el-Ahmar. «Après chaque crépuscule, une aube nouvelle se lève», murmure Elissa, les yeux rêveurs. «Je m’impose une seule alternative: réussir ou… réussir, aucune autre issue n’est envisageable», clame-t-elle aussi dans la minisérie. Elissa a tout forgé: sa beauté, sa voix, son look, son style, ses liens authentiques avec son public. Elle a mérité d’être la reine des ventes au Moyen-Orient durant vingt-cinq années consécutives, de rafler trois fois le Word Music Award, en 2005, 2006 et 2010, de vendre 45 millions d’albums, d’être suivie par plus de 50 millions de fans et de fonder sa propre maison de production. C’est comme si elle avait fait sienne cette phrase de Baudelaire, s’adressant à la vie: «Tu m’as donné ta boue. J’en ai fait de l’or».

Les trois moments les plus durs de son existence se situent selon cette hiérarchie. D’abord, la mort de son père, son idole. En deuxième lieu, le cancer qui l’a frappée au faîte de la gloire et de la jeunesse, en 2018, et, récemment, le retrait de sa nouvelle chanson Bel Okd (Avec ce collier) de la chaîne YouTube par le label de distribution de ses albums; en réalité, l’une des chansons du premier album qu’elle autoproduit. Entourée de ses proches et amie.s, Elissa, raconte humblement sa revanche. Aujourd’hui, elle construit une merveilleuse maison dans son village natal qui portera le nom de Zackaria Khoury, son père. Elle a gagné sa bataille contre le cancer et gagné le procès contre la société de distribution qui l'amputait de ses droits.



 










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Deux mots qui résument deux natures

Quand on évoque la sensibilité, on l’associe à la vulnérabilité. Comment Elissa peut - être à la fois aussi forte et sensible? Comment parvient-elle à nous remuer les tripes quand elle chante, à nous faire aimer l’amour et désirer sa mélancolie, alors qu’elle se transforme en roc quand il s’agit d’affronter D’où lui vient, par exemple, le courage d’exprimer haut et fort ses préférences politiques, de pointer les leaders qui ont détruit le pays en faisant fi de leurs menaces, sans que la crainte de perdre des millions de fans, leurs acolytes ou leurs sympathisants, ne l’arrête?

Elissa est une vraie fille de la montagne libanaise, rompue à la rudesse des hauteurs, des pentes et du climat. Elle est la vraie fille de son père qui était, selon ses paroles dans le documentaire, «noble, courageux, patriote». Sa gratitude pour sa famille, notamment son père, ses ami.e.s et son équipe de travail, est un signe de loyauté et de paix intérieure. Elle ne change pas de collaborateurs facilement, ou alors elle manifeste sa colère et coupe les ponts. Le hasard a mis sur son chemin, Angela Sissi, devenue sa fille spirituelle, celle qui lui procure les joies de la maternité, et Elissa ne semble pas s'insurger contre le sort qui la prive d’enfanter. Le sort ou le cancer? Le cancer ou la relation amoureuse toxique avec un homme qui l’a probablement provoqué? Elle subit des tests sophistiqués pour découvrir si la cause du cancer est héréditaire. Il s’avère que non. Elle se rappelle son choc sentimental, alors qu’elle se préparait à se marier, son addiction aux antidépresseurs et aux calmants, son opération de chirurgie plastique qui lui fera attraper un virus et se soldera par une infection aiguë. Elle avoue presque que tous les hommes de sa vie l’ont trahie.

Comment déchiffrer son mystère ? Son secret réside-t-il dans la présence de deux côtés antagonistes et complémentaires chez elle? Qu’est-ce qui les relie et constitue leur point d’intersection? Le thème qui anime ses chansons et sa vie, en l’occurrence, la passion! Une passion intelligemment canalisée, souvent sublimée et une vigilance qui lui épargne les traquenards. Mais aussi, le refus de se reposer, de dormir sur ses lauriers et le désir toujours renouvelé de créer, de se réinventer pour durer, comme les saisons à Deir el-Ahmar qui se succèdent, comme la vie qui menace de nous trahir, comme si c’était, à chaque fois, la première et la dernière fois.
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