L'ancien Premier ministre Saad Hariri est arrivé dimanche soir à Beyrouth pour commémorer, le 14 février, le 19ᵉ anniversaire de l'assassinat de son père, Rafic Hariri.
Il y a 19 ans, le 14 février 2005, un cataclysme a bouleversé le paysage politique libanais avec l’assassinat de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri. Sa mort a déclenché une série d’évènements politiques et sécuritaires. Elle a aussi contribué à propulser son fils et héritier politique, Saad, au premier plan, ainsi qu’à l’adouber en tant que leader incontesté au niveau national et, par là-même, à l’intérieur de sa communauté sunnite.
Le 24 janvier 2022, à la suite de nombreux développements, liés principalement au soulèvement populaire du 17 octobre 2019 contre la classe dirigeante, et de quelques erreurs de calculs stratégiques, Saad Hariri annonce, après 17 ans dans l’arène, la suspension de ses activités politiques et de celles de son parti, le Courant du Futur, fondé par son père.
Deux ans après ce départ, où en est le leadership sunnite, alors que l’ancien Premier ministre est attendu à Beyrouth pour la commémoration de l’assassinat de son père?
La naissance de la «za’amé» Hariri père
La «fin» de la guerre civile en 1990 a vu éclore la prééminence de la communauté sunnite, surtout avec l’arrivée d’une figure controversée, mais éminemment charismatique: Rafic Hariri. «Historiquement, les sunnites n’ont jamais eu un seul leader en raison de leur répartition géographique dans les villes», déclare à Ici Beyrouth Samir Jisr, ancien député de Tripoli et ancien ministre du Courant du Futur.
Mais, vers la fin de la guerre et tout au long des années post-Taëf (les années 90), Rafic Hariri s’est efforcé de développer l’idée d’un sunnisme laïc et modéré, doté d’un solide esprit d’entreprise. Cette image d’un «nouveau genre d’homme politique» a changé celle de la communauté sunnite qui a trouvé en Hariri un leader unificateur au poids incontestable sur le terrain. «Sa réputation et son envergure, ainsi que sa façon de travailler au Liban, notamment à la reconstruction du pays, lui ont donné une présence incontournable», poursuit M. Jisr.
De là est né un nouveau phénomène sociopolitique baptisé le haririsme, au point qu’au fil des années, il y a eu une identification entre haririsme et sunnisme. Au départ, sa stratégie politique était de se démarquer des «zaïm» traditionnels et de leurs systèmes de patronage.
Mais, très vite, il s’est rendu compte qu’il n’arriverait pas à garder le contrôle en agissant selon ces règles. À la fin des années 1990, le climat politique et la «troïka» de l’époque, favorisée par le joug syrien, ont ravivé les tensions confessionnelles, ce qui a mené à renforcer le modèle consociatif au lieu de l’abolir.
Cela a poussé Hariri à s’adapter au système libanais fondé sur le communautarisme: il a pris le contrôle des institutions clés telles que les Makassed et, petit à petit, a affaibli les autres leaders sunnites. À travers les activités philanthropiques de la Fondation Hariri, il a accumulé du capital politique et élargi ses bases.
Toutefois, la période de l’hégémonie syrienne au Liban a longtemps reposé sur un modus operandi – faisant écho au régime des Assad – où les voix dissonantes au pouvoir n’étaient pas tolérées. «Le Futur était présent dans toutes les régions, même multiconfessionnelles, mais les Syriens ne voulaient pas de l’émergence d’une force sunnite ou d’une personnalité sunnite influente», selon Samir Jisr.
Rafic Hariri a fini par en payer le prix de sa vie.
La «zaamé» de Saad Hariri
À la mort de son père, en 2005, Saad Hariri hérite des acquis de celui-ci, porté par l’élan émotionnel et transcommunautaire que l’assassinat a provoqué dans le pays. Selon M. Jisr, «le leadership naît à partir de circonstances exceptionnelles. Dans le cas de Saad Hariri, ce leadership a été exalté par l’assassinat de son père lorsque tout le monde s’est rassemblé autour de lui».
Saad Hariri a continué sur cette voie en transformant le Courant du Futur en un parti (Tayyar Al-Moustaqbal) et l’a utilisé pour rallier la communauté sunnite derrière lui.
Toutefois, Saad Hariri, comme plusieurs autres figures politiques, n’a pas su tirer profit de la mouvance politique du 14 Mars, née de la vague de protestations et du mouvement national anti-syrien qui ont suivi l’assassinat de son père.
De plus, avec les évènements du 7 mai 2008, lorsque le Hezbollah a envahi Beyrouth, qui ont débouché sur l’accord de Doha, Saad Hariri a réalisé que le prix du pouvoir était un compromis avec le Hezbollah. Est-ce à ce moment-là qu’il a commencé à perdre son assise populaire ainsi que le soutien de l’Arabie saoudite?
Le retrait de la vie politique
Selon Antoine Andraos, ancien député et ancien vice-président du Courant du Futur, Saad Hariri s’est retiré de la vie politique à cause de l’Arabie saoudite, mais aussi à cause de la «Thaoura» (le soulèvement du 17 octobre 2019). «Il a compris le message envoyé par la population et a jugé bon de se retirer», a déclaré M. Andraos à Ici Beyrouth, faisant référence au slogan des protestataires, «Kellon Yaene Kellon», qui veut dire: Tous, sans exception aucune».
Le 24 janvier 2022, à quelques mois des élections législatives, Saad Hariri annonce son retrait de la vie politique. Selon Moustapha Allouche, ancien député et ancien cadre démissionnaire du Courant du Futur, «Saad Hariri s’est retiré parce qu’il ne jouissait plus d’un support international, particulièrement de la part de l’Arabie saoudite».
Dans une courte allocution par laquelle il explique les raisons de sa décision, Saad Hariri invoque les compromis qu’il a dû faire «à ses dépens» (l’accord de Doha, l’élection de Michel Aoun à la présidence). «J’ai perdu ma fortune personnelle ainsi que certains amis à l’étranger» et «Il n’y a aucune opportunité positive pour le Liban à l’ombre de l’influence iranienne», a-t-il déclaré.
Le plus important reste que Saad Hariri a été «liquidé» politiquement par l’Arabie Saoudite qui lui reprochait un double rapprochement inopportun: un premier de l'axe de la Moumanaa (iranien), à travers un excès de complaisance à l'égard du Hezbollah, et un autre du Courant patriotique libre (CPL), allié chrétien de la formation pro-iranienne. Le 4 novembre 2017, en visite à Ryad, il a été contraint de lire sa «lettre de démission» et est resté «séquestré» dans la capitale saoudienne. Il n'a été libéré qu'après l’intervention du président français, Emmanuel Macron.
Pour beaucoup de personnes, «dans la rue sunnite» (et autres), Saad Hariri a été victime d’injustice. Selon Samir Jisr, «tous ses alliés l’ont poignardé dans le dos. Même ceux de l’intérieur» (de son camp). «Un jour la vérité se fera connaître», assure-t-il.
Personne n’a rempli le vide
Le fait est que Saad Hariri n’a pas pu être remplacé. Durant ces deux dernières années, aucun leader du calibre de Saad Hariri n’a pu émerger sur la scène politique sunnite.
«Aucun sunnite n’a pu le remplacer à cause de sa présence et de ses relations internationales. Sur le plan local, aucune personnalité n’a son envergure, ni Achraf Rifi ni Fouad Makhzoumi», confie Antoine Andraos à Ici Beyrouth. Et ce dernier de poursuivre: «Le prince héritier saoudien aurait pu le faire s’il le voulait, mais il n’a pas essayé de promouvoir un autre sunnite au Liban».
Moustapha Allouche relève, à son tour, que «les sunnites ont choisi leurs représentants à travers les élections, mais il n’y a pas de leader communautaire comme Saad Hariri». «Certains désirent qu’il revienne pour combler ce vide», souligne-t-il.
Selon Samir Jisr, aucune personnalité ne possède le charisme de Saad Hariri, élément indispensable pour jouir du statut de leader. «Saad Hariri est toujours un zaïm. Aujourd’hui, il y a une grande compassion pour lui. La rue sent qu’il y a un vide que personne n’a pu remplir. De plus, les autres parties politiques sentent venir de nouveaux dangers et sont favorables à son retour – même ceux qui s'étaient retournés contre lui. La guerre de Gaza a tout chamboulé. Au Liban, pays des libertés où les gens peuvent dire ce qu’ils veulent, il y a une grande empathie pour la cause palestinienne. Celle-ci peut, dans un contexte de vide chez les sunnites, nous mener là où on ne veut pas aller. C’est pour cette raison que de nombreuses parties veulent le retour de Saad Hariri, car il a l’audace qu'il faut pour prendre certaines décisions».
Il vient pour rester?
«Saad Hariri n’a pas suspendu son activité politique sur un coup de tête, il y a des raisons derrière sa décision et il mettra lui-même les points sur les «i». N’oublions pas qu’il avait annoncé qu’il suspendait son travail politique, non pas qu’il sortait de l’arène. Lors de ses réunions avec son parti, il était clair qu’il reviendrait trois ou quatre ans plus tard, persuadé qu’il n’y aurait pas de développements dans le pays durant ce temps, affirme Samir Jisr. «Quand il est parti, il ne voulait pas non plus que son parti soit impliqué dans la politique. Un grand nombre de ses partisans ont suivi ses directives, d’autres se sont présentés aux élections», rappelle-t-il.
Pour Antoine Andraos, Saad Hariri sera au Liban pour la commémoration du 14 février, mais personne ne sait ce qu’il va faire. «C’est une tentative, des efforts positifs pour montrer au monde qu’il est encore capable de bouger la scène politique au Liban et que le Hezbollah ne peut pas contrôler la rue sunnite à travers certains députés ou certaines régions», analyse-t-il.
«Il y a beaucoup d’espoir lié au retour de Saad Hariri. Toutefois, il ne s'agit que d’espoir, vu les raisons qui l’ont poussé à se retirer et qui sont toujours d’actualité. Par ailleurs, il semble y avoir un projet international pour le Liban», affirme Moustapha Allouche.
La politique: une panacée en soi?
Selon Samir Jisr, la spécificité du Courant du Futur était sa présence dans toutes les régions du Liban. Aucun autre parti sunnite n’a pu combler ce vide une fois ce courant retiré de la vie politique. «Il n’est pas facile de remplir ce vide si on n’y est pas préparé. Ce n’est pas impossible, mais il y a un prix à payer, non seulement sur le plan financier, mais à tous les niveaux», dit-il.
S’investir dans la politique est beaucoup plus compliqué et vital qu’un simple investissement financier. Il faut être prêt à sacrifier ses intérêts personnels et financiers, mettre la main à la pâte et se défaire de tout ego démesuré.
Depuis le départ de Saad Hariri, les notables de la communauté sunnite n’ont pas su – ou pas pu – endiguer le sentiment de frustration de leur base populaire. À cela, il faut ajouter que le Hezbollah est maître dans l’art d’accentuer les divisions et combler les lacunes, ce qui explique son infiltration, à travers «ses services», dans les régions sunnites pauvres, comme Tripoli ou le Akkar.
Le Liban se trouve pris dans un conte à la Boucle d’Or: les sunnites n’ont pas de leader (trop froid), les chrétiens sont partagés entre plusieurs (trop chaud). Il ne reste qu’un seul joueur en lice, c’est le Hezbollah (la bonne température).
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