On peut, sans beaucoup d’imagination, se représenter, à la Saint-Valentin, deux êtres collés l’un à l’autre, les yeux dans les yeux, noyés dans leurs profondeurs océanes, follement amoureux (car, oui, l’amour est une folie!), leurs mains s’effleurant délicatement, assis sur un banc public comme le chante Brassens, ou le dessine Peynet, seuls au monde, en dépit des regards critiques ou envieux des passants. Cette image d’Épinal fait toujours rêver à un amour présent/absent…
Que l’on soit pour ou contre, la Saint-Valentin est surtout l’occasion de s’interroger sur le sens unique, subjectif que chacun donne à l’amour. Cette fête qui, dans certains milieux libanais, donne lieu parfois à des confusions qui en disent long sur les pulsions inconscientes qui poussent certains à fêter leur mère, leur père ou leurs enfants…
On peut même s’interroger sur la sincérité des déclarations d’amour (accompagnées de roses rouges ou d’autres cadeaux). Combien le font par obligation, pour respecter une norme sociale d’essence consumériste, afin d’éviter d’éventuels reproches? Ou par sentiment de culpabilité, dans le but de réparer certaines «erreurs» ou des négligences sources de tensions? Et l’autre, non dupe, reste là, acceptant l’offrande pour ne pas créer d’ondes bouillonnantes…
L’amour sincère qui lie deux êtres n’attend pas le 14 février pour se déclarer. L’amour authentique se fête chaque jour en se renouvelant, en résolvant les conflits, sans les éviter, pour consolider le lien, en disant à l’autre les mots qui lui font sentir et comprendre combien on est heureux de sa présence à côté de soi.
Hélas, l’amour est tout sauf limpide, il est loin d’être aussi pur qu’on veut croire, loin d’être innocent. Bien au contraire, il est cause de trouble, de remue-ménage (c’est le cas de le dire!), de remises en question. En réalité, l’amour est l’objet d’un grand malentendu: celui d’attendre quelque chose de l’autre qu’on ne recevra jamais.
Rappelons-nous la définition qu’en donne le psychanalyste Jacques Lacan dont nous avons longuement parlé dans d’autres articles: «L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas.» Autrement dit, aimer, c’est, inconsciemment, être mené par la nostalgie de retrouver la part de soi-même qu’on a perdue dans des temps archaïques. Aimer revient alors à quêter auprès de l’autre cette part manquante, tel un mendiant réclamant des miettes pour rompre sa pénurie. Parfois, pendant un instant, un instant seulement, on aura l’illusion de l’obtenir, mais cela suffira pour s’y accrocher longtemps.
Interrogeons encore J. Lacan qui nous répond: «Il n’y a pas de rapport sexuel», comme pour enfoncer encore plus profondément le clou! C’est qu’il a bien raison! Il nous dit, encore une fois, que ce qui réunit deux sujets, ce sont les fantasmes inconscients de chacun! Même dans l’acte sexuel durant lequel se bousculent les personnes familières, chacun est emmené ailleurs par son inconscient. Cette rencontre, aussi puissamment éprouvée soit-elle, n’en est pas une. Les deux partenaires se trouvent, encore une fois, dans une différence fondamentale relevant du désir tout à fait singulier de chacun: leurs deux désirs ne se rencontreront jamais. D’où naît un sentiment permanent de frustration menant à des reproches adressés à l’autre qui ne le comprend pas, ne le satisfait pas, ne sait pas l’aimer, etc. Il est bien réconfortant de se persuader de la complémentarité de deux partenaires. Là encore, tout n’est que désir fantasmé, toujours éloigné, inaccessible. La relation amoureuse n’existe que dans l’incertitude et dans l’errance. Bien fou est celui qui se persuade de sa perfection ou même de sa complétude, de sa suffisance. Un abîme infranchissable sépare les désirs de l’un(e) et de l’autre.
Mais, à l’occasion de la fête de l’amour, je ne voudrais pas être un rabat-joie et terminer cet article avec l’affirmation frustrante que l’amour n’existe pas!
L’amour, bien au contraire, existe. Il a été là au moment où deux regards se sont interpénétrés. Ce fut l’instant de toutes les extases («Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté», nous dit le poète), l’instant des fantasmes assouvis, de la plénitude, du bonheur total. Hélas, ce fut si éphémère: il n’a duré que trois ou quatre mois. Puis il s’est estompé. Et depuis, on ne cesse d’aller à sa recherche. À un moment, on croit tomber sur celui ou celle qu’on voudrait adorer, «qu’on cherchait sous la pluie, qu’on devinait au détour d’un regard, entre les mots, entre les lignes et sous le fard d’un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit» (Léo Ferré), cela fait mal, on se relève avec ses contusions et l’on part de nouveau vers la quête de l’objet perdu, quête infinie.
Attention: n’allez surtout pas vous arrêter, car cet instant de pure béatitude extatique est celui qui va vous convaincre que, oui, l’amour existe, je l’ai rencontré un moment, un court moment qui vaut le coup de persévérer. Ce court laps de temps vous consolera à l’avance des inévitables désillusions à venir et vous poussera à rechercher éperdument la clé de la porte d’entrée aux retrouvailles intimes.
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