Entourant la mosquée Mohammad al-Amine construite par Rafic Hariri, une affluence considérable a réservé à l’héritier politique de ce dernier, un véritable moment de fête, le 14 février.
On aurait aimé voir un plus large sourire sur le visage de Saad Hariri, face à l’exubérance de la foule. Mais l’homme restait crispé, affichant un demi-sourire. Il était sans doute placé devant une popularité dont il ne sait pas encore quoi faire. «Reviens!», lui a crié la foule. «Chaque chose en son temps», a-t-il répondu laconiquement.
«Montrez-leur que vous faites le poids, que le pays ne marche pas sans vous», a-t-il encore dit, non sans amertume, à la foule, sans préciser à qui ces «brebis sans berger» doivent prouver qu’elles existent et qu'elles font le poids.
Du perron de son domicile, la voix couverte par les vivats, Saad Hariri est resté tout aussi vague et a insisté sur le fait que son père a été tué pour avoir été «un symbole de modération», un crime impuni pour lequel le Tribunal international pour le Liban, a condamné trois membres du Hezbollah en 2020.
En privé, ses visiteurs témoignent que cette blessure est toujours béante. «Ils finiront par payer pour leur crime. Ils ont commencé à payer», a-t-il confié plus tard à un organe de presse, sans identifier la partie qu’il désigne.
La scène est révélatrice de ce qu’est le Liban, une nation fragmentée, à la mémoire bloquée, où la vérité n’est dite qu’à moitié par une population qui subit, passivement, l’hégémonie d’un parti, le Hezbollah, au nom de l’unité nationale et de la paix civile.
En fait, nous continuons à payer très cher le prix des souffrances que nous nous sommes infligés les uns aux autres, sans que quiconque en ait demandé pardon à l’autre, hormis du bout des lèvres.
Les atrocités que nous dénonçons ailleurs ont leur répondant chez nous, mais nous trouvons commode d’enfouir leur souvenir. Nous l’avons même fait avec une loi d’amnistie (26 août 1991) qui soustrait les responsables des crimes commis durant la guerre, y compris les disparitions forcées, à la justice pénale. Toutes les anciennes milices savent quels déchirements leur conduite a laissé dans le tissu social. À la question que lui posait, l’autre jour, une journaliste sur une chaîne locale, Assad Chaftari, un ancien des Forces libanaises repenti, a répondu par l’affirmative. «Oui, d’une certaine façon, je peux être considéré comme un criminel de guerre», a-t-il dit.
Et quand notre mémoire n’est pas bloquée par notre propre fausseté, au nom d’une «sortie de crise» qui n’est en fait qu’une «fuite en avant», elle l’est par la volonté politique de quelque camp qui refuse que justice soit faite, comme dans le cas de l’enquête sur l’explosion du nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, le 4 août 2020.
Ce sont ces «trous de mémoire» volontaires, cette absence de «justice réparatrice» , qui bloquent l’évolution politique naturelle du Liban, le passage des communautés à la nation; ce sont elles qui continuent de nourrir notre malaise de voir le Liban incapable de se gouverner, incapable d’avoir sa propre histoire, incapable aussi de l’écrire.
Ceci étant, il n’est pas étonnant d’entendre certains chrétiens affirmer que leur Liban est meilleur que celui de leur voisin de palier. À qui la faute?
Le patriarche maronite s’est vu forcé d’affirmer, dans l’homélie du dimanche d’entrée dans le Grand Carême, que profitant de la vacance présidentielle, certains postes administratifs sont «arrachés» aux chrétiens et confiés à d’autres communautés.
Mais le chef de l’Église maronite, la personne morale, physique et mystique responsable de la fondation en 1920 de l’État libanais, sait bien que l’année dernière, il a lancé une initiative peu fructueuse, en invitant l’ensemble des 64 députés chrétiens à une «journée spirituelle de jeûne et de prière» le 5 avril 2023, en appelant certains à leur «conscience» pour qu’ils acceptent… de se parler.
Les chrétiens du Liban doivent réaliser que s’ils sont privés de leur rôle, c’est à leurs querelles intestines qu’ils le doivent. Ils doivent se rappeler aussi toujours que leur «rôle» est infiniment plus élevé que celui des quelques postes qu’ils craignent de perdre. Qu’on pense, par exemple, au rôle crucial des écoles chrétiennes, qui scolarisent environ le tiers des jeunes Libanais. C’est bien grâce à elles que s’opère un certain transfert de compétence et un juste rapport entre raison et foi, à toutes les communautés du Liban. Faut-il donc leur reprocher le nombre d’inscrits musulmans? Au demeurant, compte tenu de l’hémorragie humaine de ces dernières années, peut-on encore remplir des classes avec ce qui reste d’écoliers chrétiens au Liban?
La crise d’octobre 2019 a été diagnostiquée par la plupart des observateurs comme étant une crise éthique, sinon morale. Gouverné vaille que vaille, infesté de corrompus, le Liban s’est soulevé quand le gouvernement a voulu taxer des communications gratuites pour renflouer un Trésor pillé. Qu’est-ce qui a changé?
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