Nadim Chammas et Cyril Jabre livrent une prestation époustouflante dans Au scalpel, un huis clos familial étouffant qui dissèque avec brio la complexité des liens fraternels. Une expérience théâtrale intense à ne pas manquer.
Quand un frère photographe (Nadim Chammas) débarque sans prévenir chez son aîné chirurgien (Cyril Jabre) pour tenter de régler ses comptes, c’est une boîte de Pandore qui s’ouvre sur des décennies de non-dits, de jalousies enfouies et de vérités occultées. Dans l’intimité d’un salon devenu ring de boxe, les deux hommes entament un duel verbal haletant, où tous les coups sont permis pour faire vaciller l’autre et obtenir enfin les aveux tant espérés.
Antoine Rault signe avec Au scalpel un texte d’une redoutable efficacité, où chaque réplique est ciselée comme une lame prête à faire mouche. La mise en scène épurée et ingénieuse de Lina Abiad amplifie la tension de ce face-à-face impitoyable. Scindée en deux par des éléments scéniques en miroir, la petite scène de l’ACT plonge le spectateur au cœur de ce duel fratricide aux accents bibliques.
Mais la vraie prouesse de la pièce repose sur les épaules des deux acteurs, exceptionnels de justesse et d’intensité. Nadim Chammas incarne avec une nonchalance feinte ce frère photographe blessé, rongé par des années d’amertume et de rancunes inavouées. Face à lui, Cyril Jabre est saisissant en chirurgien à la réussite arrogante, dissimulant ses failles derrière un masque de froideur. Les joutes verbales s’enchaînent, d’une violence parfois insoutenable, laissant entrevoir par instants une tendresse enfouie sous des tonnes de ressentiment.
Car c’est bien d’amour dont il est question dans cette pièce. Un amour fraternel abîmé, détourné, perverti par des années de rivalité et d’incompréhension mutuelle. Cet amour qui, depuis Caïn et Abel, empoisonne les fratries, les poussant à une concurrence malsaine pour obtenir la reconnaissance exclusive des parents. Ici, deux figures féminines fantomatiques (les épouses, la mère) planent sur les échanges, cristallisant les rancœurs et la soif inextinguible d’être enfin celui qui sera préféré, adulé.
Lina Abiad orchestre avec maestria cette escalade émotionnelle, maintenant une tension palpable de bout en bout. La scénographie dépouillée et les éclairages chirurgicaux d’Hagop Derghougassian accentuent l’impression d’un huis clos étouffant où la vérité, pourtant au scalpel des mots, ne parvient pas à s’extraire entièrement. Car c’est là toute la force et la justesse de ce texte: montrer l’impossibilité d’une véritable résolution, la persistance des zones d’ombre qui continueront de gangréner ces liens fraternels au-delà du tomber de rideau.
On ressort de ce spectacle ému, troublé par la justesse crue des émotions dépeintes. Nadim Chammas et Cyril Jabre livrent une partition d’acteurs d’une intensité rare, faisant oublier qu’il s’agit d’une fiction. Chacun puisera dans son vécu personnel un écho à ces blessures enfantines jamais cicatrisées, à cette quête désespérée de l’amour exclusif et total d’un parent, d’un être cher.
Au scalpel est indéniablement le spectacle immanquable de ce début d’année. Une plongée saisissante dans la psyché torturée de deux frères qui, en tentant de régler leurs comptes, ne parviennent qu’à s’enliser davantage dans leurs failles intimes. Une pièce qui questionne avec acuité notre rapport à l’amour, à la famille, à ces liens toxiques dont on ne parvient jamais à se défaire complètement. Un uppercut émotionnel qui vous hantera longtemps après être sorti de la salle. Courez-y !
À partir du 7 mars à 19 heures, ACT | Le Monnot Durée:1h10
Tickets: Antoine online (ou au théâtre)
Lire aussi
Commentaires