Le conflit israélo-palestinien et les équivoques d’une solution négociée*

Le conflit en cours est symptomatique à plus d’un titre: il nous renvoie aux impasses cumulées, qui ont déjoué, de manière constante, tout un héritage de coexistence, de médiations, de résolutions internationales et d’accords de paix étalés sur plus de 76 ans, aux instrumentalisations continues de ses enjeux par les politiques de puissance régionales et internationales et aux vœux de paix qui n’ont pas bénéficié d’étayages solides qui permettent de mettre fin aux cycles répétés de violence et d’amorcer des démarches concrètes dans cette direction. S’ajoute à cela toute une veine de mystification idéologique qui n’est pas forcément apparentée et qui conforte les parties du conflit dans leur pathos victimaire, leur crispation idéologique et leur refus de s’en remettre à une politique séquencée, basée sur la reconnaissance mutuelle, la fin des anathèmes idéologiques, la réciprocité morale et la mise en œuvre d’un legs foisonnant de résolutions internationales et d’engagements sécuritaires fermes.
Ce qui est ahurissant pour l’observateur de ce conflit aux multiples nouages, c’est bien l’impossibilité de sortir de cet état d’impuissance reconduit de manière répétée, scandé par des dynamiques de violence cyclique, des vœux sans lendemain et une tonalité nihiliste. Les Palestiniens vivent de ressentiment, cultivent leur dépendance et n’arrivent pas à se doter d’une stature politique autonome qui leur permet d’engager les Israéliens dans des négociations de paix qui représentent leur unique gage d’indépendance. En d’autres termes, leur autonomie nationale passe inévitablement par la paix avec l’État d’Israël. Les Israéliens, à leur tour, s’adossent sur des réflexes sécuritaires et une politique de défense bien affûtée comme pour mieux éviter l’inévitable confrontation aux dilemmes des deux États et l’urgence de se défaire de cet état d’exception (Ausnahme Zustand) qui empoisonne leur vie et les condamne à cet état d’alerte continue, tragiquement illustré par les défaillances sécuritaires et le 7 octobre 2023. Les vicissitudes de la guerre de Gaza, l’instrumentalisation du conflit binational par des extrémismes idéologiques de tout acabit, un état de belligérance continu et les aléas des politiques de puissance et du syndrome ravageur de l’hubris nationaliste nous renvoient à des impasses et à des archaïsmes qu’on croyait maîtrisables.
L’analyse de ce conflit nécessite un travail de balisage épistémologique qui met fin aux mythes dont se nourrissent les conflits de part et d’autre et autorise la recherche de la paix sur une trajectoire moins idéologique, plus empirique et aux connotations résolument éthiques. Les Palestiniens doivent se défaire du déni du fait israélien et reconnaître les vicissitudes du projet national juif et ses étapes sioniste et post-sioniste, de l’islamisation de l’idéologie nationale palestinienne, de l’antijudaïsme et de ses modulations politiques et de la posture nihiliste qui régente le discours et la conduite politique en milieux palestiniens. Alors que les Israéliens sont tenus de poursuivre la politique de normalisation amorcée avec les accords abrahamiques qui passent inéluctablement par la reconnaissance du fait national palestinien, la cessation de la politique de colonisation en Cisjordanie et de ses doubles messianique et ultranationaliste et la dualité des deux États. Les parties du conflit doivent se réapproprier les prémices des accords d’Oslo: la réciprocité morale, la reconnaissance mutuelle, le droit respectif à l’autodétermination nationale, les échanges de territoire, les gages sécuritaires inconditionnels et la complémentarité des espaces économiques. Ce qui est alarmant dans le cours actuel des événements, c’est le retour aux travers idéologiques qui ont enrayé de manière permanente la normalisation de ce conflit: le télescopage des faits historiques, la méconnaissance des droits et des récits respectifs, les anathèmes idéologiques, la prédominance des angoisses sécuritaires et le retour en force des politiques d’instrumentalisation du conflit par les politiques de puissance iranienne et leurs émules russe et turc.

Les Palestiniens, cent ans après la naissance du Yishuv (la communauté juive pré-nationale), persistent dans le déni, sous des prétextes idéologiques divers et les Israéliens se maintiennent dans une posture sécuritaire justifiée et arrivent difficilement à dégager un consensus à l’endroit d’une solution à ce conflit ouvert. La diabolisation du juif et de l’Israélien fait partie d’une doxa banalisée, non seulement en milieu palestinien, mais dans des contextes aussi disparates que les univers arabe et islamique, et ceux de la gauche et de la droite antisémites dans les démocraties occidentales. Alors que les cloisons étanches entre Israéliens et Palestiniens ne cessent de proliférer et de se nourrir de tous les préjugés, tout en sachant que la coexistence, quoique conflictuelle, entre les deux peuples a déjà à son actif un centenaire de vie en commun, ponctuée par la citoyenneté israélienne accordée aux Palestiniens vivant en Israël, des accords de paix et des résolutions internationales qui régissent les rapports et les conflits en suspens, des accréditations de bon voisinage, de marché du travail, ainsi qu’un actif lourd de conflits armés et d’animosité qui ne cessent de casser les dynamiques de normalisation entre eux.
Les multiples métonymies du 7 octobre 2023 sont de nature à décupler les aléas d’un conflit prolongé, à doper les extrémismes, à multiplier les obstacles à la recherche d’un règlement négocié, à favoriser les dépendances et les engagements militaires irréfléchis et irresponsables en milieu palestinien, les stratégies préventives et offensives du côté israélien afin de changer la donne stratégique, le raidissement idéologique, l’ascension aux extrêmes et les scénarios de blocage des deux côtés. Les chances d’une décrispation sont à écarter pour le moment, alors que la situation prête plus que jamais à des démarches innovantes en vue de contenir les effets délétères d’un conflit mutant et destructeur. Il est grand temps que les tenants de la modération dans les deux camps reprennent de l’initiative et impriment des inflexions radicales au cours d’un conflit qui a trop duré. Autrement, les arbitrages internationaux sont plus critiques que jamais.
*Charles Chartouni, La Paix au Moyen Orient, Syntaxe et Stratégies Iréniques, pp. 51-129, Tome 2, in Histoire Sociétés et Pouvoir au Proche et Moyen-Orient, II Tomes, Charles Chartouni éditeur, Geuthner, 2001.
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